Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/635

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
592
De l’Erreur. Liv. IV.

lire une Lettre qu’on ſuppoſe porter de méchantes nouvelles ; & bien des gens évitent d’arrêter leurs comptes, ou de s’informer même de l’état de leur Bien, parce qu’ils ont ſujet de craindre que leurs affaires ne ſoient en fort mauvaiſe poſture. Pour moi, je ne ſaurois dire comment des perſonnes à qui de grandes richeſſes donnent le loiſir de perfectionner leur Entendement, peuvent s’accommoder d’une molle & lâche ignorance, mais il me ſemble que ceux-là ont une idée bien baſſe de leur Ame, qui emploient tous leurs revenus à des proviſions pour le Corps, ſans ſonger à en employer aucune partie à ſe procurer les moyens d’acquerir de la connoiſſance, qui prennent un grand ſoin de paroître toûjours dans un équipage propre & brillant, & ſe croiroient malheureux avec des habits d’étoffe groſſiére ou avec un juſte-au-corps rapiecé, & qui pourtant ſouffrent ſans peine que leur Ame paroiſſe avec une Livrée toute uſée, couverte de méchans haillons, telle qu'elle lui a été préſentée par le Hazard ou par le Tailleur de ſon Païs, c’eſt-à-dire pour quitter la figure, imbuë des opinions ordinaires que ceux qu’ils ont fréquentez, leur ont inculquées. Je n’inſiſterai point ici à faire voir combien cette conduite eſt déraiſonnable dans des perſonnes qui penſent à un Etat-à-venir, & à l’interêt qu’ils y ont, (ce qu’un homme raiſonnable ne peut s’empêcher de faire quelquefois) je ne remarquerai pas non plus quelle honte c’eſt à ces gens qui mépriſent ſi fort la Connoiſſance, de ſe trouver ignorans dans des choſes qu’ils ſont intéreſſez de connoître. Mais une choſe au moins qui vaut la peine d’être conſiderée par ceux qui ſe diſent Gentilshommes & de bonne Maiſon, c’eſt qu’encore qu’ils regardent le Credit, le Reſpect, la Puiſſance, & l’Autorité comme des appanages de leur Naiſſance & de leur Fortune, ils trouveront pourtant que tous ces avantages leur ſeront enlevez par des gens d’une plus baſſe condition qui les ſurpaſſent en connoiſſance. Ceux qui ſont aveugles, ſeront toûjours conduits par ceux qui voyent, ou bien ils tomberont dans la Foſſe ; & celui dont l’Entendement eſt ainſi plongé dans les ténèbres, eſt ſans doute le plus eſclave & le plus dépendant de tous les hommes. Nous avons montré dans les Exemples précedens quelques-unes des cauſes de l’Erreur où s’engagent les hommes, & comment il arrive que des Doctrines probables ne ſont pas toûjours reçuës avec un Aſſentiment proportionné aux raiſons qu’on peut avoir de leur probabilité ; du reſte nous n’avons conſideré juſqu’ici que les Probabilitez dont on peut trouver les preuves, mais qui ne préſentent point à l’Eſprit de ceux qui embraſſent l’Erreur.

§. 7.VI. Cauſe, fauſſes meſures de Probabilité. Il y a, en quatriéme & dernier lieu, une autre ſorte de gens qui, lors même que les Probabilitez réelles ſont clairement expoſées à leurs yeux, ne ſe rendent pourtant pas aux raiſons manifeſtes ſur leſquelles ils les voyent établies, mais ſuſpendent leur aſſentiment, ou le donnent à l’opinion la moins probable. Les perſonnes expoſées à ce danger, ſont celles qui ont pris de fauſſes meſures de probabilité, que l’on peut reduire à ces quatre :

1. Des Propoſitions qui ne ſont ni certaines ni évidentes en elles-mêmes, mais douteuſes & fauſſes, priſes pour Principes.

2. Des Hypotheſes reçuës.