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De l’Erreur. Liv. IV.

tions qui exiſtent actuellement & qui ſont néceſſaires pour prouver pluſieurs Propoſitions ou plûtôt la plûpart des Propoſitions qui paſſent pour les plus importantes dans les différentes Sociétez des hommes, ou pour découvrir des fondemens d’aſſûrance auſſi ſolides, que la croyance des articles qu’il voudroit bâtir deſſus eſt jugée néceſſaire. De ſorte que dans l’état naturel & inalterable où ſe trouvent les choſes dans ce Monde, & ſelon la conſtitution des affaires humaines, une grande partie du Genre Humain eſt inévitablement engagée dans une ignorance invincible des preuves ſur lesquelles d’autres fondent ces Opinions & qui ſont effectivement néceſſaires pour les établir. La plûpart des hommes, dis-je, ayant aſſez à faire à trouver les moyens de ſoûtenir leur vie, ne ſont pas en état de s’appliquer à ces ſavantes & laborieuſes recherches.

§. 3. Objection, que deviendront ceux qui manquent de preuves ? Réponſe. Dirons-nous donc, que la plus grande partie des hommes ſont livrez par la néceſſité de leur condition, à une ignorance inévitable des choſes qu’il leur importe le plus de ſavoir ? car c’eſt ſur celles-là qu’on eſt naturellement porté à faire cette Queſtion. Eſt-ce que le gros des hommes n’eſt conduit au Bonheur ou à la Miſére que par un hazard aveugle ? Eſt-ce que les Opinions courantes & les Guides autorisez dans chaque Païs ſont à chaque homme une preuve & une aſſûrance ſuffiſante pour riſquer, ſur leur foi, ſes plus chers intérêts, & même ſon Bonheur ou ſon Malheur éternel ? Ou bien faudra-t-il prendre pour Oracles certaines & infaillibles de la Vérité ceux qui enſeignent une choſe dans la Chrétienté, & une autre en Turquie ? Ou, eſt-ce qu’un pauvre Païſan ſera éternellement heureux pour avoir eu l’avantage de naître en Italie ; & un homme de journée, perdu ſans reſſource, pour avoir eu le malheur de naître en Angleterre ? Je ne veux pas rechercher ici combien certaines gens peuvent être prêts à avancer quelques-unes de ces choſes ; ce que j’ai certainement, c’eſt que les hommes doivent reconnoître pour véritable quelqu’une de ces Suppoſitions (qu’ils choiſiſſent celle qu’ils voudront) ou bien tomber d’accord que Dieu a donné aux hommes des Facultez qui ſuffiſent pour les conduire dans le chemin qu’ils devroient prendre s’ils les employoient ſerieuſement à cet uſage, lorſque leurs occupations ordinaires leur en donnent le loiſir. Perſonne n’eſt ſi fort occupé du ſoin de pourvoir à la ſubſiſtance, qu’il n’ait aucun temps de reſte pour penſer à ſon Ame & pour s’inſtruire de ce qui regarde la Religion : & ſi les hommes étoient autant appliquez à cela qu’ils le ſont à des choſes moins importantes, il n’y en a point de ſi preſſé par la néceſſité, qu’il ne pût trouver le moyen d’employer pluſieurs intervalles de loiſir à ſe perfectionner dans cette eſpèce de connoiſſance.

§. 4. Outre ceux que la petiteſſe de leur fortune empêche de cultiver leur Eſprit, il y en a d’autres qui font aſſez riches pour avoir des Livres & les autres commoditez néceſſaires pour éclaircir leurs doutes & leur faire voir la Vérité ; mais ils ſont détournez de cela par des obſtacles pleins d’artifice qu’il eſt aſſez facile d’appercevoir, fans qu'il ſoit néceſſaire de les étaler en cet endroit.

§. 5.II. Cauſe de l’Erreur, défaut d’adreſſe pour faire valoir les preuves. En ſecond lieu, ceux qui manquent d’habileté pour faire valoir les preuves qu’ils ont, pour ainſi dire, ſous la main, qui ſauroient retenir