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De l’Enthouſiaſme. Liv. IV.

§. 8.L’Enthouſiaſme pris fauſſement pour une vûë & un ſentiment. Quoi que les opinions & les Actions extravagantes où l’Enthouſiaſme a engagé les hommes, duſſent ſuffire pour les précautionner contre ce faux Principe qui eſt ſi propre à les jetter dans l’égarement, tant à l’égard de leur croyance qu’à l’égard de leur conduite ; cependant l’amour que les hommes ont pour ce qui eſt extraordinaire, la commodité & la gloire qu’il y a d’être inſpiré & élevé au deſſus des voyes ordinaires & commune de parvenir à la Connoiſſance, flattent ſi fort la pareſſe, l’ignorance, & la vanité de quantité de gens, que lorſqu’ils ſont une fois entêtez de cette maniére de Revelation immédiate, de cette eſpèce d’illumination ſans recherche, de certitude ſans preuves & ſans examen, il eſt difficile de les tirer de là. La Raiſon eſt perduë pour eux. « Ils ſe ſont élevez au deſſus d’elle ; ils voyent la Lumiére infuſe dans leur Entendement, & ne peuvent ſe tromper. Cette lumiére y paroît viſiblement : ſemblable à l’éclat d’un beau Soleil, elle ſe montre elle-même, & n’a beſoin d’autre preuve que de ſa propre évidence. Ils ſentent diſent-ils, la main de Dieu qui les pouſſe intérieurement ; ils ſentent les impulſions de l’Eſprit, & ils ne peuvent ſe tromper ſur ce qu’ils ſentent. C’eſt par-là qu’ils ſe défendent, & qu’ils ſe perſuadent que la Raiſon n’a rien à demêler avec ce qu’ils voyent, & qu’ils ſentent en eux-mêmes. » Ce ſont des choſes dont ils ont une expérience ſenſible, & qui ſont par conſéquent au deſſus de tout doute & n’ont beſoin d’aucune preuve. Ne ſeroit-on pas ridicule d’exiger d’un homme qu’il eût à prouver que la Lumiére brille, & qu’il la voit ? Elle eſt elle-même une preuve de ſon éclat, & n’en peut avoir d’autre. Lorſque l’Eſprit divin porte la lumiére dans nos Ames, il en écarte les ténèbres, & nous voyons cette lumiére comme nous voyons celle du Soleil en plein Midi, ſans avoir beſoin que le Crepuſcule de la Raiſon nous la montre. Cette lumiére qui vient du Ciel eſt vive, claire & pure, elle emporte ſa propre démonſtration avec elle ; & nous pouvons avec autant de raiſon prendre un ver luiſant pour nous aider à voir le Soleil, qu’à examiner ce rayon céleſte à la faveur de notre Raiſon qui n’eſt qu’un foible & obſcur lumignon. »

§. 9. C’eſt le Langage ordinaire de ces gens-là. Ils ſont aſſûrez, parce qu’ils ſont aſſûrez ; & leurs perſuaſions ſont droites, parce qu’elles ſont fortement établies dans leur Eſprit. Car c’eſt à quoi ſe réduit tout ce qu’ils diſent, après qu’on l’a détaché des métaphores priſes de la vûë & du ſentiment, dont ils l’enveloppent. Cependant ce Langage figuré leur impoſe ſi fort, qu’il leur tient de certitude pour eux-mêmes, & de démonſtration à l’égard des autres.

§. 10.Comment on peut découvrir l’Enthouſiaſme. Mais pour examiner avec un peu d’exactitude cette lumiére interieure & ce ſentiment ſur quoi ces perſonnes font tant de fonds. Il y a, diſent-ils, une lumiére claire au dedans d’eux, & ils la voyent. Ils ont un ſentiment vif, & ils le ſentent. Ils en ſont aſſûrez, & ne voyent pas qu’on puiſſe le leur diſputer. Car lorſqu’un homme dit qu’il voit ou qu’il ſent, perſonne ne peut lui nier qu’il voit ou qu’il ſente. Mais qu’ils me permettent à mon tour de leur faire ici quelques Queſtions. Cette vuë, eſt-elle la perception de la vérité d’une Propoſition, ou de ceci, que c’eſt une Re-