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& de leurs bornes diſtinctes. Liv. IV.

leur perfection, auroit toûjours été privé de celui de la vûë. Par conſéquent, c’eſt uniquement de nos Facultez naturelles que nous pouvons recevoir nos Idées ſimples qui ſont le fondement & la ſeule matiére de toutes nos Notions & de toute notre Connoiſſance ; & nous n’en pouvons abſolument recevoir aucune par une Revelation Traditionale, ſi j’oſe me ſervir de ce terme. Je dis une Revelation Traditionale, pour la diſtinguer d’une Revelation Originale. J’entens par cette derniére la prémiére impreſſion qui eſt faite immédiatement par le doigt de Dieu ſur l’Eſprit d’un homme ; impreſſion à laquelle nous ne pouvons fixer aucunes bornes ; & par l’autre j’entens ces impreſſions propoſées à d’autres par des paroles & par les voyes ordinaires que nous avons de nous communiquer nos conceptions les uns aux autres.

§. 4.La Revelation Traditionale peut nous faire connoître des Propoſitions qu’on peut connoître par le ſecours de la Raiſon, mais non pas avec autant de certitude que par ce dernier moyen. Je dis en ſecond lieu, que les mêmes Véritez que nous pouvons découvrir par la Raiſon, peuvent nous être communiquées par une Revelation Traditionale. Ainſi Dieu pourroit avoir communiqué aux hommes, par le moyen d’une telle Revelation, la connoiſſance de la vérité d’une Propoſition d’Euclide, tout de même que les hommes viennent à la découvrir eux-mêmes par l’uſage naturel de leurs Facultez. Mais dans toutes les choſes de cette eſpèce, la Revelation n’eſt pas fort néceſſaire, ni d’un grand uſage ; parce que Dieu nous a donné des moyens naturels & plus ſûrs pour arriver à cette connoiſſance. Car toute vérité que nous venons à découvrir clairement par la connoiſſance & par la contemplation de nos propres idées, ſera toûjours plus certaine à notre égard que celles qui nous ſeront enſeignées par une Revelation Traditionale. Car la connoiſſance que nous avons que cette Revelation eſt venuë prémiérement de Dieu, ne peut jamais être ſi ſûre que la Connoiſſance que produit en nous la perception claire & diſtincte que nous avons de la convenance ou de la disconvenance de nos propres Idées. Par exemple, s’il avoit été revelé depuis quelque ſiécles que les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, je pourrois donner mon conſentement à la vérité de cette Propoſition ſur la foi de la Tradition qui aſſûre qu’elle a été revelée ; mais cela ne parviendroit jamais à un ſi haut dégré de certitude que la connoiſſance même que j’en aurois en comparant & meſurant mes propres idées de deux Angles Droits, & les trois Angles d’un Triangle. Il en eſt de même à l’égard d’un Fait qu’on peut connoître par le moyen des Sens : par exemple, l’Hiſtoire du Déluge nous eſt communiquée par des Ecrits qui tirent leur origine de la Revelation ; cependant perſonne ne dira, je penſe, qu’il a une connoiſſance auſſi certaine & auſſi claire du Déluge que Noé qui le vit, ou qu’il en auroit eu lui-même s’il eût été alors en vie & qu’il l’eût vû. Car l’aſſurance qu’il a que cette hiſtoire eſt écrite dans un Livre qu’on ſuppoſe écrit par Moyſe Auteur inſpiré, n’eſt pas plus grande que celle qu’il en a par le moyen des Sens ; mais l’aſſurance qu’il a que c’eſt Moyſe qui a écrit ce Livre, n’eſt pas ſi grande, que s’il avoit vû Moyſe qui l’écrivoit actuellement ; & par conſéquent l’aſſû-