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De la Raiſon. Liv. IV.

en fait le ſujet ordinaire, ce ſoit de déduire une Propoſition d’une autre, ou de tirer des conſéquences par des paroles ; cependant le principal acte du Raiſonnement conſiſte à trouver la convenance ou la diſconvenance de deux Idées par l’entremiſe d’une troiſiéme, comme un homme trouve par le moyen d’une Aune que la même longueur convient à deux Maiſons qu’on ne ſauroit joindre enſemble pour en meſurer l’égalité par une juxta-poſition. Les Mots ont leurs conſéquences entant qu’ils ſont ſignes de telles ou telles Idées ; & les choſes conviennent ou diſconviennent ſelon ce qu’elles ſont réellement, mais nous ne pouvons découvrir que par les Idées que nous en avons.

§. 19.Quatre ſortes d’Argumens. Avant que de finir cette matiére, il ne ſera pas inutile de faire quelques reflexions ſur quatre ſortes d’Argumens dont les hommes ont accoûtumé de ſe ſervir en raiſonnant avec les autres hommes, pour les entraîner dans leurs propres ſentimens, ou du moins pour les tenir dans une eſpèce de reſpect qui les empêche de contredire.

Le prémierLe Prémier ad. vercundiam. eſt de citer les opinions des perſonnes qui par leur Eſprit, par leur ſavoir, par l’éminence de leur rang, par leur puiſſance, ou par quelque autre raiſon, ſe ſont fait un nom & ont établi leur réputation ſur l’eſtime commune avec une certaine eſpèce d’autorité. Lorſque les hommes ſont élevez à quelque dignité, on croit qu’il ne ſied pas bien à d’autres de les contredire en quoi que ce ſoit, & que c’eſt bleſſer la modeſtie de mettre en queſtion l’Autorité de ceux qui en ſont dejà en poſſeſſion. Lorſqu’un homme ne ſe rend pas promptement à des déciſions d’Auteurs approuvez que les autres embraſſent avec ſoûmiſſion & avec reſpect, on eſt porté à le cenſurer comme un homme trop plein de vanité ; & l’on regarde comme l’effet d’une grande inſolence qu’un homme oſe établir un ſentiment particulier & le ſoûtenir contre le torrent de l’Antiquité, ou le mettre en oppoſition avec celui de quelque ſavant Docteur, ou de quelque fameux Ecrivain. C’eſt pourquoi celui qui peut appuyer ſes opinions ſur une telle autorité, croit dès-là être en droit de prétendre la victoire ; & il eſt tout prêt à taxer d’imprudence quiconque oſera les attaquer. C’eſt ce qu’on peut appeller, à mon avis, un Argument ad verecundiam.

§. 20.Le ſecond ad Ignorantiam Un ſecond moyen dont les hommes ſe ſervent pour porter & forcer, pour ainſi dire, les autres à ſoûmettre leur Jugement aux déciſions qu’ils ont prononcées eux-mêmes ſur l’opinion dont on diſpute, c’eſt d’exiger de leur Adverſaire qu’il admette la preuve qu’ils mettent en avant, ou qu’il en aſſigne une meilleure. C’eſt ce que j’appelle un Argument ad Ignorantiam.

§. 21.Le troiſiéme ad hominem. Un troiſiéme moyen c’eſt de preſſer un homme par les conſéquences qui découlent de ſes propres Principes, ou de ce qu’il accorde lui-même. C’eſt un Argument déja connu ſous le titre d’Argument ad hominen.

§. 22.Le quatriéme ad Judicium Le quatriéme conſiſte à employer des preuves tirées de quelqu’une des Sources de la Connoiſſance ou de la Probabilité. C’eſt ce que j’appelle un Argument ad Judicium. Et c’eſt le ſeul de tous les quatre qui ſoit accompagné d’une véritable inſtruction & qui nous avance dans le chemin