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De la Raiſon. Liv. IV.

I. Parce que les Idées nous manquent. Et prémiérement elle nous manque abſolument par-tout où les Idées nous manquent. Elle ne s’étend pas plus loin que ces idées, & ne ſauroit le faire. C’eſt pourquoi par-tout où nous n’avons point d’Idées, notre Raiſonnement s’arrête, & nous nous trouvons au bout de nos comptes. Que ſi nous raiſonnons quelquefois ſur des mots qui n’emportent aucune idée, c’eſt uniquement ſur ces ſons que roulent nos raiſonnemens, & non ſur aucune autre choſe.

§. 10.II. Parce que nos Idées ſont obſcures & imparfaites. En ſecond lieu, notre Raiſon eſt ſouvent embarraſſée & hors de route, à cauſe de l’obſcurité, de la confuſion, ou de l’imperfection des Idées ſur leſquelles elle s’exerce ; & c’eſt alors que nous nous trouvons embarraſſez dans des contradictions & des difficultez inſurmontables. Ainſi, parce que nous n’avons point d’idée parfaite de la plus petite extenſion de la Matiére ni de l’Infinité, notre Raiſon eſt à bout ſur le ſujet de la diviſibilité de la Matiére ; au lieu qu’ayant des idées parfaites, claires & diſtinctes du Nombre, notre Raiſon ne trouve dans les Nombres aucune de ces difficultez inſurmontables, & ne tombe dans aucune contradiction ſur leur ſujet. Ainſi, les idées que nous avons des operations de notre Eſprit & du commencement du Mouvement ou de la Penſée, & de la maniére dont l’Eſprit produit l’une & l’autre en nous, ces idées, dis-je, étant imparfaites, & celles que nous nous formons de l’opération de Dieu l’étant encore davantage, elles nous jettent dans de grandes difficultez ſur les Agens créez, douez de liberté, deſquelles la Raiſon ne peut guére ſe débarraſſer.

§. 11.III. Parce que les Idées moyennes nous manquent. En troiſiéme lieu, notre Raiſon eſt ſouvent pouſſée à bout, parce qu’elle n’apperçoit pas les idées qui pourroient ſervir à lui montrer une convenance ou diſconvenance certaine ou probable de deux autres Idées : & dans ce point, les Facultez de certains hommes l’emportent de beaucoup ſur celles de quelques autres. Juſqu’à ce que l’Algebre, ce grand inſtrument & cette preuve inſigne de la ſagacité de l’homme, eut été découverte, les hommes regardoient avec étonnement pluſieurs Démonſtrations des Anciens Mathematiciens, & pouvoient à peine s’empêcher de croire que la découverte de quelques-unes de ces Preuves ne fût au deſſus des forces humaines.

§. 12.IV. Parce que nous ſommes imbus de faux Principes. En quatriéme lieu, l’Eſprit venant à bâtir ſur de faux Principes ſe trouve ſouvent engagé dans des abſurditez, & des difficultez inſurmontables, dans de fâcheux défilez & de pures contradictions, ſans ſavoir comment s’en tirer. Et dans ce cas il eſt inutile d’implorer le ſecours de la Raiſon, à moins que ce ne ſoit pour découvrir la fauſſeté & ſecouer le joug de ces Principes. Bien loin que la Raiſon éclairciſſe les difficultez dans leſquelles un homme s’engage en s’appuyant ſur de mauvais fondemens, elle l’embrouille davantage, & le jette toûjours plus avant dans l’embarras.

§. 13.V. A cauſe des termes douteux & incertains. En cinquiéme lieu, comme les Idées obſcures & imparfaites embrouillent ſouvent la Raiſon, ſur le même fondement il arrive ſouvent que dans les Diſcours & dans les Raiſonnemens des hommes, leur Raiſon eſt confonduë & pouſſée à bout par des mots équivoques, & des ſignes douteux & incertains, lors qu’ils ne ſont pas exactement ſur leur garde. Mais quand nous venons à tomber dans ces deux derniers égaremens, c’eſt notre