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De la Raiſon. Liv. IV.

connexions elles ont entr’elles & peut par ce moyen juger de la conſéquence ſans avoir beſoin du ſecours d’aucun Syllogiſme.

Je conviens qu’en de tels cas on ſe ſert communément des Modes & des Figures, comme ſi la découverte de l’incohérence de ces ſortes de Diſcours étoit entiérement duë à la forme Syllogiſtique. J’ai été moi-même dans ce ſentiment, juſqu’à ce qu’après un plus ſévére examen j’ai trouvé qu’en rangeant les Idées moyennes toutes nuës dans leur ordre naturel, on voit mieux l’incohérence de l’Argumentation que par le moyen d’un Syllogiſme ; non ſeulement à cauſe que cette prémiére Méthode expoſe immédiatement à l’Eſprit chaque anneau de la chaîne dans ſa véritable place, par où l’on en voit mieux la liaiſon, mais auſſi parce que le Syllogiſme ne montre l’incohérence qu’à ceux qui entendent parfaitement les formes Syllogiſtiques & les fondemens ſur leſquels elles ſont établies, & ces perſonnes ne ſont pas un entre mille ; au lieu que l’arrangement naturel des Idées, d’où dépend la conſéquence d’un raiſonnement, ſuffit pour faire voir à tout homme le défaut de connexion dans ce raiſonnement & l’abſurdité de la conſéquence, ſoit qu’il ſoit Logicien ou non ; pourvû qu’il entende les termes & qu’il ait la faculté d’appercevoir la convenance ou la disconvenance de ces Idées, ſans laquelle faculté il ne pourroit jamais reconnoître la force ou la foibleſſe, la cohérence ou l’incohérence d’un Diſcours par l’entremiſe ou ſans le ſecours du Syllogiſme.

Ainſi, j’ai connu un homme à qui les règles du Syllogiſme étoient entiérement inconnuës, qui appercevoit d’abord la foibleſſe & les faux raiſonnemens d’un long Diſcours, artificieux & plauſible, auquel d’autres gens exercez à toutes les fineſſes de la Logique ſe ſont laiſſé attraper ; & je croi qu’il y aura peu de mes Lecteurs qui ne connoiſſent de telles perſonnes. Et en effet ſi cela n’étoit ainſi, les Diſputes qui s’élevent dans les Conſeils de la plûpart des Princes, & les affaires qui ſe traitent dans les Aſſemblées Publiques ſeroient en danger d’être mal ménagées, puiſque ceux qui y ont le plus d’autorité & qui d’ordinaire contribuent le plus aux déciſions qu’on y prend, ne ſont pas toûjours des gens qui ayent eu le bonheur d’être parfaitement inſtruits dans l’Art de faire des Syllogiſmes en forme. Que ſi le Syllogiſme étoit le ſeul, ou même le plus ſûr moyen de découvrir les fauſſetez d’un Diſcours artificieux, je ne croi pas que l’Erreur & la Fauſſeté ſoient ſi fort du goût de tout le Genre Humain & particuliérement des Princes dans des matiéres qui intéreſſent leur Couronne & leur Dignité, que par-tout ils euſſent voulu négliger de faire entrer le Syllogiſme dans des diſcuſſions importantes, ou regardé comme une choſe ſi ridicule de s’en ſervir dans des affaires de conſéquence : Preuve évidente à mon égard que les gens de bon ſens & d’un Eſprit ſolide & pénétrant, qui n’ayant pas le loiſir de perdre le temps à diſputer, devoient agir ſelon le reſultat de leurs déciſions, & ſouvent payer leurs mépriſes de leur vie ou de leurs biens, ont trouvé que ces formes Scholaſtiques n’étoient pas d’un grand uſage pour découvrir la vérité ou la fauſſeté d’un raiſonnement, l’une & l’autre pouvant etre montrées ſans leur entremiſe, & d’une maniére beaucoup plus ſenſible à quiconque ne refuſeroit pas de voir ce qui ſeroit expoſé viſiblement à ſes yeux.