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De la Raiſon. Liv. IV.

mens peuvent être réduits à ces formes Syllogiſtiques. Mais cependant je croi pouvoir dire avec vérité, & ſans rabaiſſer Ariſtote, que ces formes d’Argumentation ne ſont ni le ſeul ni le meilleur moyen de raiſonner, pour améner à la Connoiſſance de la Vérité ceux qui deſirent de la trouver, & qui ſouhaitent de faire le meilleur uſage qu’ils peuvent de leur Raiſon pour parvenir à cette Connoiſſance. Et il eſt viſible qu’Ariſtote lui-même trouva que certaines Formes étoient concluantes, & que d’autres ne l’étoient pas ; non par le moyen des Formes mêmes, par la voye originale de la Connoiſſance, c’eſt-à-dire, par la convenance manifeſte des idées. Dites à une Dame de campagne que le vent eſt ſud-oueſt, & le temps couvert & tourné à la pluye ; elle comprendra ſans peine qu’il n’eſt pas ſûr pour elle de ſortir, par un tel jour, légérement vêtuë après avoir eu la fiévre ; elle voit fort nettement la liaiſon de toutes ces choſes, vent ſud-oueſt, nuages, pluye, humidité, prendre froid, rechute & danger de mort, ſans les lier enſemble par une chaine artificielle & embarraſſante de divers Syllogiſmes qui ne ſervent qu’à embrouiller & retarder l’Eſprit, qui ſans leur ſecours va plus vîte & plus nettement d’une partie à l’autre ; de ſorte que la probabilité que cette perſonne apperçoit aiſément dans les choſes mêmes ainſi placées dans leur ordre naturel, ſeroit tout-à-fait perduë à ſon égard, ſi cet Argument étoit traité ſavamment & réduit aux formes du Syllogiſme. Car cela confond très-ſouvent la connexion des Idées ; & je crois que chacun reconnoîtra ſans peine dans les Démonſtrations Mathematiques, que la connoiſſance qu’on acquiert par cet ordre naturel ; paroît plûtôt & plus clairement ſans le recours d’aucun Syllogiſme.

L’acte de la Faculté Raiſonnable qu’on regarde comme le plus conſiderable eſt celui d’inferer ; & il l’eſt effectivement lorſque la conſéquence eſt bien tirée. Mais l’Eſprit eſt ſi fort porté à tirer des conſéquences, ſoit par le violent deſir qu’il a d’étendre ſes connoiſſances, ou par un grand penchant qui l’entraine à favoriſer les ſentimens dont il a été une fois imbu, que ſouvent il ſe hâte trop d’inférer, avec que d’avoir apperçu la connexion des Idées qui doivent lier enſemble les deux extrêmes.

Inferer n’eſt autre choſe que déduire une Propoſition comme véritable, en vertu d’une Propoſition qu’on a déja avancée comme véritable, c’eſt-à-dire, voir ou ſuppoſer une connexion de certaines Idées moyennes qui montrent la connexion de deux Idées dont eſt compoſée la Propoſition inſerée. Par exemple, ſuppoſons qu’on avance cette Propoſition, Les hommes ſeront punis dans l’autre Monde, & que de-là on veuille en inferer cette autre, Donc les hommes peuvent ſe déterminer eux-mêmes ; la Queſtion eſt préſentement de ſavoir ſi l’Eſprit a bien ou mal fait cette inférence. S’il l’a faite en trouvant des Idées moyennes, & en conſiderant leur connexion dans leur véritable ordre, il s’eſt conduit raiſonnablement, & a tiré une juſte conſéquence. S’il l’a faite ſans une telle vûë, bien loin d’avoir tiré une conſéquence ſolide & fondée en raiſon, il a montré ſeulement le deſir qu’il avoit qu’elle le fût, ou qu’on la reçût en cette qualité. Mais ce n’eſt pas le Syllogiſme qui dans l’un ou l’autre de ces cas découvre ces Idées ou fait voir leur connexion ; car il faut que l’Eſprit les ait trouvées, & qu’il ait apper-