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De la Raiſon. Liv. IV.

du hazard, des penſées d’un Eſprit flottant qui embraſſe les choſes fortuitement, ſans choix & ſans règle.

§. 3.Ses quatre parties. De ſorte que nous pouvons fort bien conſiderer dans la Raiſon ces quatre dégrez ; le prémier & le plus important conſiſte dans un ordre clair & convenable qui faſſe voir nettement & facilement la connexion & la force de ces preuves ; le ſecond à les ranger réguliérement, & dans un ordre clair & convenable qui faſſe voir nettement & facilement la connexion & la force de ces preuves ; le troiſiéme à appercevoir leur connexion dans chaque partie de la Déduction ; & le quatriéme à tirer une juſte concluſion du tout. On peut obſerver ces différens dégrez dans toute Démonſtration Mathematique, car autre choſe eſt d’appercevoir la connexion de chaque partie, à meſure que la Démonſtration eſt faite par une autre perſonne, & autre choſe d’appercevoir la dépendance que la concluſion a avec toutes les parties de la Démonſtration ; autre choſe eſt encore de faire voir une Démonſtration par ſoi-même d’une maniére claire & diſtincte ; & enfin une choſe différente de ces trois-là, c’eſt d’avoir trouvé le prémier ces Idées moyennes ou ces preuves dont la Démonſtration eſt compoſée.

§. 4.Le Syllogiſme n’eſt pas le grand Inſtrument de la Raiſon. Il y a encore une choſe à conſiderer ſur le ſujet de la Raiſon que je voudrois bien qu’on prît la peine d’examiner, c’eſt ſi le Syllogiſme eſt, comme on croit généralement, le grand Inſtrument de la Raiſon, & le meilleur moyen de mettre cette Faculté en exercice. Pour moi j’en doute, & voici pourquoi.

Prémiérement à cauſe que le Syllogiſme n’aide la Raiſon que dans l’une des quatre parties dont je viens de parler, c’eſt-à-dire pour montrer la connexion des preuves dans un ſeul exemple, & non au delà. Mais en cela même il n’eſt pas d’un grand uſage, puiſque l’Eſprit peut appercevoir une telle connexion où elle eſt réellement, auſſi facilement, & peut-être mieux ſans le ſecours du Syllogiſme, que par ſon enſemble.

Si nous faiſons reflexion ſur les actions de notre Eſprit, nous trouverons que nous raiſonnons mieux & plus clairement lorſque nous obſervons ſeulement la connexion des preuves, ſans réduire nos penſées à aucune règle ou forme Syllogiſtique. Auſſi voyons-nous qu’il y a quantité de gens qui raiſonnent d’une maniére fort nette & fort juſte, quoi qu’ils ne ſachent point faire de Syllogiſme en forme. Quiconque prendra la peine de conſiderer la plus grande partie de l’Aſie & de l’Amerique, y trouvera des hommes qui raiſonnent peut-être auſſi ſubtilement que lui, mais qui n’ont pourtant jamais ouï parler de Syllogiſme & qui ne ſauroient reduire aucun Argument à ces ſortes de Formes ; & je doute que perſonne s’aviſe preſque jamais de faire un Syllogiſme en raiſonnant en lui-même. A la vérité, les Syllogiſmes peuvent ſervir quelquefois à découvrir la fauſſeté cachée ſous l’éclat brillant d’une Figure de Rhétorique, & adroitement enveloppée dans une Periode harmonieuſe, qui remplit agréablement l’oreille ; ils peuvent, dis-je, ſervir à faire paroître un raiſonnement abſurde dans ſa difformité naturelle, en le dépouillant du faux éclat dont il eſt couvert, & de la beauté de l’expreſſion qui impoſe d’abord à l’Eſprit. Mais la foibleſſe ou la fauſſeté d’un tel Diſcours ne ſe montre par le moyen de la forme artificielle qu’on lui-donne, qu’à ceux qui ont étudié à fond les Modes & les Figures du Syl-