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De Dégrez d’Aſſentiment. Liv. IV.
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voyons dans les Mondes, qui ſont ſi étroitement liées enſemble, qu’en divers rangs d’Etres il n’eſt pas facile de découvrir les bornes qui ſeparent les uns des autres, nous avons tous ſujet de penſer que les choſes s’élevent auſſi vers la perfection peu à peu & par des dégrez inſenſibles. Il eſt mal-aiſé de dire où le Senſible & le Raiſonnable commence, & où l’Inſenſible & le Deraiſonnable finit ; & qui eſt-ce, je vous prie, qui a l’Eſprit aſſez pénétrant pour déterminer préciſement quel eſt le plus bas dégré des Choſes vivantes, & quel eſt le prémier de celles qui ſont deſtituées de vie ? Les choſes diminuent & augmentent, autant que nous ſommes capables de le diſtinguer, tout ainſi que la Quantité augmente ou diminuë dans un Cone régulier, où, quoi qu’il y ait une différence viſible entre la grandeur du Diametre, à des diſtances éloignées, cependant la différence qui eſt entre le deſſus & le deſſous lorſqu’ils ſe touchent l’un l’autre, peut à peine être diſcernée. Il y a une différence exceſſive entre certains hommes & certains Animaux Brutes : mais ſi nous voulons comparer l’Entendement & la capacité de certains hommes & de certaines Bêtes, nous y trouverons ſi peu de différence, qu’il ſera bien mal-aiſé d’aſſûrer que l’Entendement de l’Homme ſoit plus net ou plus étendu. Lors donc que nous obſervons une telle gradation inſenſible entre les parties de la Création depuis l’Homme juſqu’aux parties les plus baſſes qui ſont au deſſous de lui, la Règle de l’Analogie peut nous conduire à regarder comme probable, Qu’il y a une pareille gradation dans les choſes qui ſont au deſſus de nous & hors de la ſphére de nos Obſervations, & qu’il y a par conſéquent différens Ordres d’Etres Intelligens, qui ſont plus excellens que nous par différens dégrez de perfection en s’élevant vers la perfection infinie du Createur, à petit pas & par des différences, dont chacune eſt à une très-petite diſtance de celle qui vient immédiatement après. Cette eſpèce de probabilité qui eſt le meilleur guide qu’on ait pour les Expériences dirigées par la Raiſon, & le grand fondement des Hypotheſes raiſonnables, a auſſi ſes uſages & ſon influence : car un raiſonnement circonſpect, fondé ſur l’Analogie, nous mêne ſouvent à la découverte de véritez & de productions utiles qui ſans cela demeureroient enſevelies dans les ténèbres.

§. 13.I y a un cas où l’Expérience contraire ne diminuë pas la force du témoignage. Quoi que la commune Expérience & le cours ordinaire des Choſes ayent avec raiſon une grande influence ſur l’Eſprit des hommes, pour les porter à donner ou à refuſer leur conſentement à une choſe qui leur eſt propoſée à croire ; il y a pourtant un cas où ce qu’il y a d’étrange dans un Fait, n’affoiblit point l’aſſentiment que nous devons donner au témoignage ſincére ſur lequel il eſt fondé. Car lorſque de tels Evenemens ſurnaturels ſont conformes aux fins que ſe propoſe celui qui a le pouvoir de changer le cours de la Nature, dans un tel temps & dans de telles circonſtances ils peuvent être d’autant plus propres à trouver créance dans nos Eſprits qu’ils ſont plus au deſſus des obſervations ordinaires, ou même qu’ils y ſont plus oppoſez. Tel eſt juſtement le cas des Miracles qui étant une fois bien atteſtez, trouvent non ſeulement créance pour eux-mêmes, mais la