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De Dégrez d’Aſſentiment. Liv. IV.

& celui d’un troiſiéme qui certifie un ouï-dire d’un ouï-dire, eſt encore moins conſiderable ; de ſorte que dans des véritez qui viennent par tradition, chaque dégré d’éloignement de la ſource affoiblit la force de la preuve ; & à meſure qu’une Tradition paſſe ſucceſſivement par plus de mains, elle a toûjours moins de force & d’évidence. J’ai crû qu’il étoit néceſſaire de faire cette remarque, parce que je trouve qu’on en uſe ordinairement d’une maniére directement contraire parmi certaines gens chez qui les Opinions acquiérent de nouvelles forces en vieilliſſant, de ſorte qu’une choſe qui n’auroit point du tout paru probable il y a mille ans à un homme raiſonnable, contemporain de celui qui la certifia le prémier, paſſe préſentement dans leur Eſprit pour certaine & tout-à-fait indubitable, parce que depuis ce temps-là pluſieurs perſonnes l’ont rapportée ſur ſon témoignage les uns après les autres. C’eſt ſur ce fondement que des Propoſitions évidemment fauſſes, ou aſſez certaines dans leur commencement, viennent à être regardées comme autant de véritez authentiques, par une Règle de probabilité priſe à rebours, de ſorte qu’on ſe figure que celles qui ont trouvé ou mérité peu de créance dans la bouche de leurs prémiers Auteurs, deviennent vénérables par l’âge ; & l’on y inſiſte comme ſur des choſes inconteſtables.

§. 11.L’Hiſtoire eſt d’un grand uſage. Je ne voudrois pas qu’on s’allât imaginer que je prétens ici diminuer l’autorité & l’uſage de l’Hiſtoire. C’eſt elle qui nous fournit toute la lumiére que nous avons en pluſieurs cas ; & c’eſt de cette ſource que nous recevons avec une évidence convaincante une grande partie des véritez utiles qui viennent à notre Connoiſſance. Je ne vois rien de plus eſtimable que les Mémoires qui nous reſtent de l’Antiquité ; & je voudrois bien que nous en euſſions un plus grand nombre, & qui fuſſent moins corrompus. Mais c’eſt la Vérité qui me force à dire que nulle Probabilité ne peut s’élever au-deſſus de ſon prémier Original. Ce qui n’eſt appuyé que ſur le témoignage d’un ſeul Témoin, doit uniquement ſe ſoûtenir ou être détruit par ſon témoignage, qu’il ſoit bon, mauvais ou indifférent ; & quoi que cent autres perſonnes le citent enſuite les uns après les autres, tant s’en faut qu’il reçoive par-là quelque nouvelle force, qu’il n’en eſt que plus foible. La paſſion, l’intérêt, l’inadvertance, une fauſſe interpretation du ſens de l’Auteur, & mille raiſons bizarres par où l’eſprit des hommes eſt déterminé, & qu'il eſt impoſſible de découvrir, peuvent faire qu’un homme cite à faux les paroles ou le ſens d’un autre homme. Quiconque s’eſt un peu appliqué à examiner les citations des Ecrivains, ne peut pas douter que les citations ne méritent peu de créance lorſque les originaux viennent à manquer, & par conſéquent qu’on ne doive ſe fier encore moins à des citations de citations. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que ce qui a été avancé dans un ſiécle ſur de légers fondemens, ne peut jamais acquérir plus de validité dans les ſiécles ſuivans, pour être repeté pluſieurs fois. Mais au contraire, plus il eſt éloigné de l’original, moins il y a de force, car il devient toûjours moins conſiderable dans la bouche ou dans les Ecrits de celui qui