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Des Dégrez d’Aſſentiment. Liv. IV.

donner leurs opinions & embraſſer les nôtres, ou du moins celles que nous voudrions les forcer de recevoir, tandis qu’il eſt plus que probable que nous ne ſommes pas moins obſtinez qu’eux en refuſant d’embraſſer quelques-uns de leurs ſentimens. Car où eſt l’homme qui a des preuves inconteſtables de la vérité de tout ce qu’il ſoûtient, ou de la fauſſeté de tout ce qu’il condamne, ou qui peut dire qu’il a examiné à fond toutes ſes opinions, ou toutes celles des autres hommes ? La néceſſité où nous nous trouvons de croire ſans connoiſſance, & ſouvent même ſur de fort légers fondemens, dans cet état paſſager d’action & d’aveuglement où nous vivons ſur la Terre, cette néceſſité, dis-je, devroit nous rendre plus ſoigneux de nous inſtruire nous-mêmes, que de contraindre les autres à recevoir nos ſentimens. Du moins, ceux qui n’ont pas examiné parfaitement & à fond toutes leurs opinions, doivent avoûer qu’ils ne ſont point en état de preſcrire aux autres, & qu’ils agiſſent viſiblement contre la Raiſon en impoſant à d’autres hommes la néceſſité de croire comme une Vérité ce qu’ils n’ont pas examiné eux-mêmes, n’ayant pas peſé les raiſons de probabilité ſur leſquelles ils devroient le recevoir ou le rejetter. Pour ceux qui ſont entrez ſincerement dans cet examen, & qui par-là ſe ſont mis au deſſus de tout doute à l’égard de toutes les Doctrines qu’ils profeſſent, & ſur lesquelles ils règlent leur conduite, ils pourroient avoir un plus juſte prétexte d’exiger que les autres ſe ſoûmiſſent à eux : mais ceux-là ſont en ſi petit nombre, & ils trouvent ſi peu de ſujet d’être déciſifs dans leur part : & l’on a raiſon de croire, que, ſi les hommes étoient mieux inſtruits eux-mêmes, ils ſeroient moins ſujets à impoſer aux autres leurs propres ſentimens.

§. 5.La Probabilité regarde ou des points de fait, ou de ſpeculation. Mais pour revenir aux fondemens d’aſſentimens & à ſes différens dégrez, il eſt à propos de remarquer que les Propoſitions que nous recevons ſur des motifs de Probabilité ſont de deux ſortes. Les unes regardent quelque exiſtence particuliére, ou, comme on parle ordinairement, des choſes de fait, qui dépendant de l’Obſervation peuvent être fondées ſur un témoignage humain ; & les autres concernent des choſes qui étant au delà de ce que nos Sens peuvent nous découvrir, ne ſauroient dépendre d’un pareil témoignage.

§. 6.Lorſque les expériences de tous les autres hommes s’accordent avec les nôtres, il en naît une aſſûrance qui approche de la Connoiſſance. A l’égard des Propoſitions qui appartiennent à la prémiére de ces choſes, je veux dire, à des faits particuliers, je remarque en prémier lieu, Que lorſqu’une choſe particuliére, conforme aux obſervations conſtantes faites par nous-mêmes & par d’autres en pareil cas, ſe trouve atteſtée par le rapport uniforme de tous ceux qui la racontent, nous la recevons auſſi aiſément & nous nous y appuyons auſſi fermement que ſi c’étoit une Connoiſſance certaine ; & nous raiſonnons & agiſſons en conſéquence, avec auſſi peu de doute que ſi c’étoit une parfaite démonſtration. Par exemple, ſi tous les Anglois qui ont occaſion de parler de l’Hyver paſſé, affirment qu’il géla alors en Angleterre, ou qu’on y vit des Hirondelles en Eté, je croi qu’un homme pourroit preſque auſſi peu douter de ces deux faits, que de cette Propoſition, ſept & quatre font onze. Par conſéquent, le prémier & le plus haut dégré de Probabilité, c’eſt lorſque le conſentement général de