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De Dégrez d’Aſſentiment. Liv. IV.

vent établir la plûpart des opinions qu’il a, en ſorte qu’il puiſſe conclurre ſûrement qu’il en a une idée claire & entiére, & qu’il ne lui reſte plus rien à ſavoir pour une plus ample inſtruction. Cependant nous ſommes contraints de nous déterminer d’un côté ou d’autre. Le ſoin de notre vie & de nos plus grands intérêts ne ſauroit ſouffrir du delai ; car ces choſes dépendent pour la plûpart de la détermination de notre Jugement ſur des articles où nous ne ſommes pas capables d’arriver à une connoiſſance certaine & démonſtrative, & où il eſt abſolument néceſſaire que nous nous rangions d’un côté ou d’autre.

§. 4.Le véritable uſage qu’on en doit faire c’eſt d’avoir de la charité & de la tolerance les uns pour les autres. Puis donc que la plus grande partie des hommes, pour ne pas dire tous, ne ſauroient éviter d’avoir divers ſentimens ſans être aſſûrez de leur vérité par des preuves certaines & indubitables, & que d’ailleurs on regarde comme une grande marque d’ignorance, de légéreté ou de folie, dans un homme de renoncer aux opinions qu’il a dejà embraſſées, dès qu’on vient à lui oppoſer quelque argument dont il ne peut montrer la foibleſſe ſur le champ, ce ſeroit, je penſe, une choſe bien-ſéante aux hommes de vivre en paix & de pratiquer entr’eux les communs devoirs d’humanité & d’amitié parmi cette diverſité d’opinions qui les partage : puiſque nous ne pouvons pas attendre raiſonnablement que perſonne abandonne promptement & avec ſoûmiſſion ſes propres ſentimens, pour embraſſer les nôtres avec une aveugle déference à une Autorité que l’Entendement de l’Homme ne reconnoit point. Car quoi que l’Homme puiſſe tomber ſouvent dans l’Erreur, il ne peut reconnoître d’autre guide que la Raiſon, ni ſe ſoûmettre aveuglément à la volonté & aux déciſions d’autrui. Si celui que vous voulez attirer dans vos ſentimens, eſt accoûtumé à examiner avant que de donner ſon conſentement, vous devez lui permettre de repaſſer à loiſir ſur le ſujet en queſtion, de rappeler ce qui lui en eſt échappé de l’Eſprit, d’en examiner toutes les parties, & de voir de quel côté panche la balance ; & s’il ne croit pas que vos Argumens ſoient aſſez importans pour devoir l’engager de nouveau dans une diſcuſſion ſi pénible, c’eſt ce que nous faiſons ſouvent nous-mêmes en pareil cas ; & nous trouverions fort mauvais que d’autres vouluſſent nous preſcrire quels articles nous devrions étudier. Que s’il eſt de ces gens qui ſe rangent à telle ou telle opinion au hazard & ſur la fois d’autrui, comment pouvons-nous croire qu’il renoncera à des Opinions, que le temps & la coûtume ont ſi fort enracinées dans ſon Eſprit, qu’il les croit évidentes par elles-mêmes, & d’une certitude indubitable, ou qu’il les regarde comme autant d’impreſſions qu’il a reçuës de Dieu même, ou de Perſonnes envoyées de la part de Dieu ? Comment, dis-je, pouvons-nous eſperer que les Argumens ou l’Autorité d’un etranger ou d’un Adverſaire détruiront des Opinions ainſi établies, ſur-tout, s’il y a lieu de ſoupçonner que cet Adverſaire agit par intérêt ou dans quelque deſſein particulier, ce que les hommes ne manquent jamais de ſe figurer lorſqu’ils ſe voyent mal-traitez ? Le parti que nous devrions prendre dans cette occaſion, ce ſeroit d’avoir pitié de notre mutuelle Ignorance, & de tâcher de la diſſiper par toutes les voyes douces & honnêtes dont on peut s’aviſer pour éclairer l’Eſprit, & non pas de mal-traiter d’abord les autres comme des gens obſtinez & pervers, parce qu’ils ne veulent point aban-