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Qu’il n’y a point

ouverture qui en eſt faite à l’Eſprit, il les comprend ſans que perſonne les lui enſeigne, & y donne ſon conſentement ſans jamais les revoquer en doute.

§. 18.Ce conſentement prouveroit que ces Propoſitions, Un & deux ſont égaux à trois, Le Doux n’eſt point l’Amer, & mille autres ſemblables, ſeroient innées. Pour répondre à cette Difficulté, je demande à ceux qui défendent de la ſorte les idées innées, ſi ce conſentement que l’on donne à une Propoſition, dès qu’on l’a entenduë, eſt un caractére certain d’un Principe inné ? S’ils diſent que non, c’eſt en vain qu’ils employent cette preuve ; & s’ils répondent qu’oui, ils ſeront obligez de reconnoître pour Principes innez toutes les Propoſitions dont on reconnoît la vérité dès qu’on les entend prononcer, c’eſt-à-dire un très-grand nombre. Car s’ils poſent une fois que les véritez qu’on reçoit dès qu’on les entend dire, & qu’on les comprend, doivent paſſer pour autant de Principes innez, il faut qu’ils reconnoiſſent en même tems que pluſieurs Propoſitions qui regardent les nombres ſont innées, comme celles-ci, Un & deux ſont égaux à trois, Deux & deux ſont égaux à quatre, & quantité d’autres ſemblables Propoſitions d’Arithmetique, que chacun reçoit dès qu’il les entend dire, & qu’il comprend les termes dont on ſe ſert pour les exprimer. Et ce n’eſt pas là un privilége attaché aux Nombres & aux différens Axiomes qu’on en peut compoſer : on rencontre auſſi dans la Phyſique & dans toutes les autres Sciences, des Propoſitions auxquelles on acquieſce infailliblement dès qu’on les entend. Par exemple, cette Propoſition, Deux Corps ne peuvent pas être en un même lieu à la fois, eſt une vérité dont on n’eſt pas autrement perſuadé que des Maximes ſuivantes, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps : Le blanc n’eſt pas le rouge : Un Quarré n’eſt pas un Cercle : La couleur jaune n’eſt pas la douceur. Ces Propoſitions dis-je, & un million d’autres ſemblables, ou du moins toutes celles dont nous avons des idées diſtinctes, ſont du nombre de celles que tout homme de bon ſens & qui entend les termes dont on ſe ſert pour les exprimer, doit recevoir néceſſairement, dès qu’il les entend prononcer. Si donc les Partiſans des Idées innées veulent s’en tenir à leur propre Règle, & poſer pour marque d’une vérité innée le conſentement qu’on lui donne, dès qu’on l’entend & qu’on comprend les termes qu’on employe pour l’exprimer, ils ſeront obligez de reconnoître, qu’il y a non ſeulement autant de Propoſitions innées que d’idées diſtinctes dans l’Eſprit des Hommes, mais même autant que les Hommes peuvent faire de Propoſitions, dont les idées différentes ſont niées l’une de l’autre. Car chaque Propoſition, qui eſt compoſée de deux différentes idées dont l’une eſt niée de l’autre, ſera auſſi certainement reçuë comme indubitable, dès qu’on l’entendra pour la prémiére fois & qu’on en comprendra les termes, que cette Maxime générale, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps ; ou que celle-ci, qui en eſt le fondement, & qui eſt encore plus aiſée à entendre, Ce qui eſt la même choſe, n’eſt pas different : & à ce compte, il faudra qu’ils reçoivent pour véritez innées un nombre infini de Propoſitions de cette ſeule eſpèce, ſans parler des autres. Ajoûtez à cela, qu’une Propoſition ne pouvant être innée, à moins que les idées dont elle eſt compoſée, ne le ſoient auſſi, il faudra ſuppoſer que toutes les idées que nous avons des Couleurs, des Sons, des Goûts, des Figures, &c. ſont innées : ce qui ſe-