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De la Probabilité. Liv. IV.
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Connoiſſance & à nous ſervir de guide dans les endroits où la Connoiſſance nous manque, elle roule toûjours ſur des Propoſitions que quelques motifs nous portent à recevoir pour véritables ſans que nous connoiſſions certainement qu’elles le ſont. Et voici en peu de mots quels en ſont les fondemens.

Prémiérement, la conformité d’une choſe avec ce que nous connoiſſons, ou avec notre Expérience.

En ſecond lieu, le témoignage des autres appuyé ſur ce qu’ils connoiſſent, ou qu’ils ont expérimenté. On doit conſiderer dans le témoignage des autres, 1. le nombre ; 2. l’intégrité ; 3. l’habileté des témoins ; 4. le but de l’Auteur lorſque le témoignage eſt tiré d’un Livre ; 5. l’accord des parties de la Relation & ſes circonſtances ; 6. les témoignages contraires.

§ 5.Sur quoi il faut examiner toutes les convenances pour & contre, avant que de juger. Comme la Probabilité n’eſt pas accompagnée de cette évidence qui détermine l’Entendement d’une maniére infaillible & qui produit une connoiſſance certaine, il faut que pour agir raiſonnablement, l’Eſprit examine tous les fondemens de probabilité, & qu’il voye comment ils ſont plus ou moins, pour ou contre quelque Propoſition probable, afin de lui donner ou refuſer ſon conſentement : & après avoir dûement peſé les raiſons de part & d’autre, il doit la rejetter ou la recevoir avec un conſentement plus ou moins ferme, ſelon qu’il y a de plus grands fondemens de Probabilité d’un côté plûtôt que d’un autre.

Par exemple, ſi je vois moi-même un homme qui marche ſur la glace, c’eſt plus que probabilité, c’eſt connoiſſance : mais ſi une autre perſonne me dit qu’il a vû en Angleterre un homme qui au milieu d’un rude hyver marchoit ſur l’Eau durcie par le froid, c’eſt une choſe ſi conforme à ce qu’on voit arriver ordinairement, que je ſuis diſpoſé par la nature même de la choſe à y donner mon conſentement ; à moins que la relation de ce Fait ne ſoit accompagnée de quelque circonſtance qui le rende viſiblement ſuſpect. Mais ſi on dit la même choſe à une perſonne née entre les deux Tropiques, qui auparavant n’ait jamais vû ni ouï dire rien de ſemblable, en ce cas toute la Probabilité ſe trouve fondée ſur le témoignage du Rapporteur : & ſelon que les Auteurs de la Relation ſont en plus grand nombre, plus dignes de ſoi, & qu’ils ne ſont point engagez par leur intérêt à parler contre la vérité, le Fait doit trouver plus ou moins de créance dans l’Eſprit de ceux à qui il eſt rapporté. Néanmoins à l’égard d’un homme qui n’a jamais eu que des expériences entiérement contraires, & qui n’a jamais entendu parler de rien de pareil à ce qu’on lui raconte, l’autorité du témoin le moins ſuſpect ſera à peine capable de le porter à y ajoûter foi, comme on peut voir par ce qui arriva à un Ambaſſadeur Hollandois qui entretenant le Roi de Siam des particularitez de la Hollande dont ce Prince s’informoit, lui dit entr’autres choſes que dans ſon Païs l’Eau ſe durciſſoit quelquefois ſi fort pendant la ſaiſon la plus froide de l’année, que les hommes marchoient deſſus ; & que cette Eau ainſi durcie porteroit des Elephans s’il y en avoit : car ſur cela le Roi reprit, J’ai cru juſqu’ici les choſes extraordinaires que vous m’avez dites, parce que je vous prenois pour un homme d’honneur & de probité mais préſentement je ſuis aſſuré que vous mentez.

§. 6.Car tout cela eſt capable d’une grande varieté. C’eſt de ces fondemens que dépend la Probabilité d’une Propoſi-