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ſur notre Connoiſſance. Liv. IV.

quelque choſe qui eſt hors de lui ; & tant que les penſées des hommes ſont appliquées à conſiderer leurs propres idées déterminées, ils ne peuvent qu’obſerver en quelque dégré la convenance & la diſconvenance qui ſe peut trouver entre quelques-unes de ces Idées, ce qui juſque-là eſt une véritable Connoiſſance ; s’ils ont des noms pour déſigner les idées qu’ils ont ainſi conſiderées, ils ne peuvent qu’être aſſûrez de la vérité des Propoſitions qui expriment la convenance ou la diſconvenance qu’ils apperçoivent entre ces Idées, & être certainement convaincus de ces Véritez. Car un homme ne peut s’empêcher de voir ce qu’il voit, ni éviter de connoître qu’il apperçoit ce qu’il apperçoit effectivement.

§. 3.Exemple dans les Nombres. Ainſi, celui qui a acquis les idées des Nombres & a pris la peine de comparer, un, deux, & trois avec ſix, ne peut s’empêcher de connoître qu’ils ſont égaux. Celui qui a acquis l’idée d’un Triangle, & a trouvé le moyen de meſurer ſes Angles & leur grandeur, eſt aſſûré que ſes trois Angles ſont égaux à deux Droits ; & il n’en peut non plus douter que de la vérité de cette Propoſition, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas.

DeEt dans la Religion naturelle. même, celui qui a l’idée d’un Etre Intelligent, mais foible & fragile, formé par un autre dont il dépend, qui eſt éternel, tout-puiſſant, parfaitement ſage, & parfaitement bon, connoîtra auſſi certainement que l’Homme doit honorer Dieu, le craindre, & lui obeïr, qu’il eſt aſſuré que le Soleil luit quand il le voit actuellement. Car s’il a ſeulement dans ſon Eſprit des idées de ces deux ſortes d’Etres, & qu’il veuille s’appliquer à les conſiderer, il trouvera auſſi certainement que l’Etre inferieur, fini & dépendant eſt dans l’obligation d’obeïr à l’Etre ſupérieur & infini, qu’il eſt certain de trouver que trois, quatre & ſept font moins que quinze, s’il veut conſiderer & calculer ces Nombres ; & il ne ſauroit être aſſûré par un temps ſerein, que le Soleil eſt levé en plein Midi, s’il veut ouvrir ſes yeux & les tourner du côté de cet Aſtre. Mais quelque certaines & claires ſoient ces véritez, celui qui ne voudra jamais prendre la peine d’employer ſes Facultez comme il devroit, pour s’en inſtruire, pourra pourtant en ignorer quelqu’une, ou toutes enſemble.


CHAPITRE XIV.

Du Jugement.


§. 1.Notre Connoiſſance étant fort bornée, nous avons beſoin de quelque autre choſe.
LEs Facultez Intellectuelles n’ayant pas été ſeulement données à l’Homme pour la ſpeculation, mais auſſi pour la conduite de ſa vie, l’Homme ſeroit dans un triſte état, s’il ne pouvoit tirer du ſecours pour cette direction que des choſes qui ſont fondées ſur la certitude d’une véritable connoiſſance ; car cette eſpèce de connoiſſance reſſerrée dans