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Des Moyens d’augmenter notre Connoiſſance.Liv. IV.

complet ſur la découverte de leurs eſſences réelles, & raſſembler en un tas la nature & les propriétez de toute l’Eſpèce. Lorſque nos recherches roulent ſur une coëxiſtence ou une impoſſibilité de coëxiſter que nous ne ſaurions découvrir par la conſideration de nos Idées, il faut que l’Expérience, les Obſervations & l’Hiſtoire Naturelle nous faſſent entrer en détail & par le ſecours de nos Sens dans la connoiſſance des Subſtances Corporelles. Nous devons, dis-je, acquerir la connoiſſance des Corps par le moyen de nos Sens, diverſement occupez à obſerver leurs Qualitez, & les différentes maniéres dont ils operent l’un ſur l’autre. Quant aux Eſprits ſeparez nous ne devons eſpérer d’en ſavoir que ce que la Revelation nous en enſeigne. Qui conſiderera combien les Maximes générales, les Principes avancez gratuitement, & les Hypotheſes faites à plaiſir ont peu ſervi à avancer la véritable Connoiſſance, & à ſatiſfaire les gens raiſonnables dans les recherches qu’ils ont voulu faire pour étendre leurs lumiéres, combien l’application qu’on en a fait dans cette vûë, a peu contribué pendant pluſieurs ſiécles conſécutifs, à avancer les hommes dans la connoiſſance de la Phyſique, n’aura pas de peine à reconnoître que nous avons ſujet de remercier ceux qui dans ce dernier ſiecle ont pris une autre route, & nous ont tracé un chemin, qui, s’il ne conduit pas ſi aiſément à une docte Ignorance, mène plus ſûrement à des Connoiſſances utiles.

§. 13.Véritable uſage des Hypotheſes. Ce n’eſt pas que pour expliquer des Phénomenes de la Nature nous ne puiſſions nous ſervir de quelque Hypotheſe probable, quelle qu’elle ſoit ; car les Hypotheſes qui ſont bien faites, ſont au moins d’un grand ſecours à la Mémoire, & nous conduiſent quelquefois à de nouvelles découvertes. Ce que je veux dire, c’eſt que nous n’en devons embraſſer aucune trop promptement (ce que l’eſprit de l’Homme eſt fort porté à faire parce qu’il voudroit toûjours pénétrer dans les Cauſes des choſes, & avoir des Principes ſur leſquels il pût s’appuyer juſqu’à ce que nous ayions exactement examiné les cas particuliers, & fait pluſieurs expériences dans la choſe que nous voudrions expliquer par le ſecours de notre Hypotheſe, & que nous ayions vû ſi elle conviendra à tous ces cas ; ſi nos Principes s’étendent à tous les Phénomenes de la Nature, & ne ſont pas auſſi incompatibles avec l’un, qu’ils ſemblent propres à expliquer l’autre. Et enfin, nous devons prendre garde, que le nom de Principe ne nous faſſe illuſion, & ne nous impoſe en nous faiſant recevoir comme une vérité inconteſtable ce qui n’eſt tout au plus qu’une conjecture fort incertaine, telles que ſont la plûpart des Hypotheſes qu’on fait dans la Phyſique, j’ai penſé dire toute ſans exception.

§. 14.Avoir des Idées claires & diſtinctes avec des noms fixes & trouver d’autres Idées qui puiſſent montrer leur convenance ou leur diſconvenance, ce ſont les moyens d’étendre nos Connoiſſances. Mais ſoit que la Phyſique ſoit capable de certitude ou non, il me ſemble que voici en abregé les deux moyens d’étendre notre Connoiſſance autant que nous ſommes capables de le faire.

I. Le prémier eſt d’acquerir & d’établir dans notre Eſprit des Idées déterminées des choſes dont nous avons des noms généraux ou ſpécifiques, ou du moins de toutes celles que nous voulons conſidérer, & ſur leſquelles nous voulons raiſonner & augmenter notre Connoiſſance. Que ſi ce ſont des Idées ſpécifiques de Subſtances, nous devons tâcher de les rendre auſſi completes que nous pouvons ; par où j’entens que nous devons réunir autant d’Idées ſim-