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De l’Exiſtence des autres Choſes. Liv. IV.

tre que celui-là exiſte qui a été plus longtemps éloigné de moi, & que je n’ai point vû depuis hier ou l’année derniére ; & moins encore puis-je être aſſûré de l’exiſtence des perſonnes que je n’ai jamais vuës. Ainſi, quoi qu’il ſoit extrêmement probable, qu’il y a préſentement des millions d’hommes actuellement exiſtans, cependant tandis que je ſuis ſeul en écrivant ceci, je n’en ai pas cette certitude que nous appellons connoiſſance, à prendre ce terme dans toute ſa rigueur ; quoi que la grande vraiſemblance qu’il y a à cela ne me permette pas d’en douter, & que je ſois obligé raiſonnablement de faire pluſieurs choſes dans l’aſſûrance qu’il y a préſentement des hommes dans le Monde, & des hommes même de ma connoiſſance avec qui j’ai des affaires. Mais ce n’eſt pourtant que probabilité, & non Connoiſſance.

§. 10.C’eſt une folie d’attendre une Démonſtration ſur chaque choſe. D’où nous pouvons conclurre en paſſant quelle folie c’eſt à un homme dont la connoiſſance eſt ſi bornée, & à qui la Raiſon a été donnée pour juger de la différente évidence & probabilité des choſes, & pour ſe régler ſur cela, d’attendre une Démonſtration & une entiere certitude ſur des choſes qui en ſont incapables, de refuſer ſon conſentement à des Propoſitions fort raiſonnables, & d’agir contre des véritez claires & évidentes, parce qu’elles ne peuvent être démontrées avec une telle évidence qui ôte je ne dis pas un ſujet raiſonnable, mais le moindre prétexte de douter. Celui qui dans les affaires ordinaires de la vie, ne voudroit rien admettre qui ne fût fondé ſur des démonſtrations claires & directes, ne pourroit s’aſſûrer d’autre choſe que de périr en fort peu de tems. Il ne pourroit trouver aucun mets ni aucune boiſſon dont il pût hazarder de ſe nourrir ; & je voudrois bien ſavoir ce qu’il pourroit faire ſur de tels fondemens, qui fût à l’abri de tout doute & de toute ſorte d’objection.

§. 11.L’exiſtence paſſée eſt connuë par le moyen de la Mémoire. Comme nous connoiſſons qu’un Objet exiſte lorsqu’il frappe actuellement nos Sens, nous pouvons de même être aſſûrez par le moyen de notre Mémoire que les choſes dont nos Sens ont été affectez, ont exiſté auparavant. Ainſi, nous avons une connoiſſance de l’exiſtence paſſée de pluſieurs choſes dont notre Mémoire conſerve des idées, après que nos Sens nous les ont fait connoître ; & c’eſt dequoi nous ne pouvons douter en aucune maniére, tandis que nous nous en ſouvenons bien. Mais cette connoiſſance ne s’étend pas non plus au delà de ce que nos Sens nous ont prémiérement appris. Ainſi, voyant de l’eau dans ce moment, c’eſt une vérité indubitable à mon égard que cette Eau exiſte ; & ſi je me reſſouviens que j’en vis hier, cela ſera auſſi toûjours véritable, & auſſi long-temps que ma Mémoire le retiendra, ce ſera toûjours une Propoſition inconteſtable à mon égard qu’il y avoit de l’Eau actuellement exiſtante ([1]) le 10me de Juillet de l’an 1688. comme il ſera tout auſſi véritable qu’il a exiſté un certain nombre de belles couleurs que je vis dans le même temps ſur des Bulles qui ſe formérent alors ſur cette Eau. Mais à cette heure que je ſuis éloigné de la vûë de l’Eau & de ces Bulles, je ne connois pas plus certainement que l’Eau exiſte préſentement, que ces Bulles ou ces Couleurs ; parce qu’il n’eſt

  1. C’eſt en ce temps-là que Mr. Locke écrivoit ceci.