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De l’Exiſtence des autres Choſes. Liv. IV.

dans mon Eſprit, quand je veux, les idées de la Lumiére ou du Soleil, que des ſenſations précedentes avoient placé dans ma Mémoire, & que je puiſſe quitter ces idées, quand je veux, & me repréſenter celle de l’odeur d’une Roſe, ou du goût du ſucre ; cependant ſi à midi je tourne les yeux vers le Soleil, je ne ſaurois éviter de recevoir les idées que la Lumiére ou le Soleil produit alors en moi. De ſorte qu’il y a une différence viſible entre les idées qui s’introduiſent par force en moi, & que je ne puis éviter d’avoir, & celles qui ſont comme en reſerve dans ma Mémoire, ſur leſquelles, ſuppoſé qu’elles ne fuſſent que là, j’aurois conſtamment le même pouvoir d’en diſpoſer & de laiſſer à l’écart, ſelon qu’il m’en prendroit envie. Et par conſéquent il faut qu’il y ait néceſſairement quelque cauſe extérieure, & l’impreſſion vive de quelques Objets hors de moi dont je puis ſurmonter l’efficace, qui produiſent ces Idées dans mon Eſprit, ſoit que je veuille ou non. Outre cela, il n’y a perſonne qui ne tente en lui-même la différence qui ſe trouve entre contempler le Soleil, ſelon qu’il en a l’idée dans ſa Mémoire, & le regarder actuellement : deux choſes dont la perception eſt ſi diſtincte dans ſon Eſprit que peu de ſes Idées ſont plus diſtinctes l’une de l’autre. Il connoit donc certainement qu’elles ne ſont pas toutes deux un effet de la Mémoire, ou des productions de ſon propre Eſprit, & de pures fantaiſies formées en lui-même ; mais que la vûë actuelle du Soleil eſt produite par une cauſe qui exiſte hors de lui.

§. 6.III. Parce que le Plaiſir ou la Douleur qui accompagnent une ſenſation actuelle, n’accompagne pas le retour de ces Idées, lorſque les Objets extérieurs ſont abſens. En troiſiéme lieu, ajoûtez à cela, que pluſieurs de ces Idées ſont produites en nous avec douleur ; quoi qu’enſuite nous nous en ſouvenions ſans reſſentir la moindre incommodité. Ainſi, un ſentiment déſagréable de chaud ou de froid ne nous cauſe aucune fâcheuſe impreſſion, lorſque nous en rappellons l’idée dans notre Eſprit, quoi qu’il fût fort incommode quand nous l’avons ſenti, & qu’il le ſoit encore, quand il vient à nous frapper actuellement une ſeconde fois ; ce qui procede du deſordre que les Objets exterieurs cauſent dans notre Corps par les impreſſions actuelles qu’elles y font. De même, nous nous reſſouvenons de la douleur que cauſe la Faim, la Soif & le Mal de tête, ſans en reſſentir aucune incommodité ; cependant, ou ces différentes douleurs devroient ne nous incommoder jamais, ou bien nous incommoder conſtamment toutes les fois que nous y penſons, ſi elles n’étoient autre choſe que des idées flottantes dans notre Eſprit, & de ſimples apparences qui viendroient occuper notre fantaiſie, ſans qu’il y eût hors de nous aucune choſe réellement exiſtante qui nous cauſât ces différentes perceptions. On peut dire la même choſe du plaiſir qui accompagne pluſieurs ſenſations actuelles ; & quoi que les Démonſtrations Mathematiques ne dépendent pas des Sens, cependant l’examen qu’on en fait par le moyen des Figures, ſert beaucoup à prouver l’évidence de notre vûë, & ſemble lui donner une certitude qui approche de celle de la Démonſtration elle-même. Car ce ſeroit une choſe bien étrange qu’un homme ne fit pas difficulté de reconnoître que deux Angles d’une certaine Figure qu’il meſure par des Lignes & des Angles d’une