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De l’Exiſtence de Dieu. Liv. IV.

me une choſe indubitable, qui ſi l’on admet une fois la Création ou le commencement de quelque Substance que ce ſoit, tirée du Néant, on peut ſuppoſer, avec la même facilité, la Création de toute autre Subſtance, excepté le Createur lui-même.

§. 19. Mais, direz-vous, n’eſt-il pas impoſſible d’admettre, qu’une choſe ait été faite de rien, puiſque nous ne ſaurions le concevoir ? Je répons que non. Prémiérement, parce qu’il n’eſt pas raiſonnable de nier la Puiſſance d’un Etre infini, ſous prétexte que nous ne ſaurions comprendre les opérations. Nous ne refuſons pas de croire d’autres effets ſur ce fondement que nous ne ſaurions comprendre la maniére dont ils ſont produits. Nous ne ſaurions concevoir comment quelque autre choſe que l’impulſion d’un Corps peut mouvoir le Corps ; cependant ce n’eſt pas une raiſon ſuffiſante pour nous obliger à nier que cela ſe puiſſe faire, contre l’Expérience conſtante que nous en avons en nous-mêmes, dans tous les mouvemens volontaires qui ne ſont produits en nous, que par l’action libre, ou la ſeule penſée de notre Eſprit : mouvemens qui ne ſont ni ne peuvent être des effets de l’impulſion ou de la détermination que le Mouvement d’une Matiére aveugle cauſe au dedans de nos Corps, ou ſur nos Corps ; car ſi cela étoit, nous n’aurions pas le pouvoir ou la liberté de changer cette détermination. Par exemple, ma main droite écrit, pendant que ma gauche eſt en repos : qu’eſt-ce qui cauſe le repos de l’une, & le mouvement de l’autre ? Ce n’eſt que ma volonté, une certaine penſée de mon Eſprit. Cette penſée vient-elle ſeulement à changer, ma main droite s’arrête auſſi-tôt, & la gauche commence à ſe mouvoir. C’eſt un point de fait qu’on ne peut nier. Expliquez comment cela ſe fait, rendez-le intelligible, & vous pourrez par même moyen comprendre la Création. Car de dire, comme font quelques-uns pour expliquer la cauſe de ces mouvemens volontaires, que l’Ame donne une nouvelle détermination au mouvement des Eſprits animaux, cela n’éclaircit nullement la difficulté. C’eſt expliquer une choſe obſcure par une autre auſſi obſcure, car dans cette rencontre il n’eſt ni plus ni moins difficile de changer la détermination du mouvement que de produire le Mouvement même, parce qu’il faut que cette nouvelle détermination qui eſt communiquée aux Eſprits animaux ſoit ou produite immédiatement par la Penſée, ou bien par quelque autre Corps que la Penſée mette dans leur chemin, où il n’étoit pas auparavant, de ſorte que ce Corps reçoive ſon mouvement de la Penſée ; & lequel des deux partis qu’on prenne, le mouvement volontaire eſt auſſi difficile à expliquer qu’auparavant. 2. D’ailleurs, c’eſt avoir trop de bonne opinion de nous-même que de réduire toutes choſes aux bornes étroites de notre capacité ; & de conclurre que tout ce qui paſſe notre comprehenſion eſt impoſſible, comme ſi une choſe ne pouvoit être, dès-là que nous ne ſaurions concevoir comment elle ſe peut faire. Borner ce que Dieu peut faire à ce que nous pouvons comprendre, c’eſt donner une étenduë infinie à notre comprehenſion, ou faire Dieu lui-même, fini. Mais ſi vous ne pouvez pas concevoir les operations de votre propre Ame qui eſt finie, de ce Principe penſant