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De l’Exiſtence de Dieu. Liv. IV.

qu’on leur accordât, que cet Etre Intelligent eſt matériel ; après quoi laiſſant échapper de leurs Eſprits, & banniſſant entiérement de leurs Diſcours la Démonſtration, par laquelle on a prouvé l’exiſtence néceſſaire d’un Etre éternel intelligent, ils viendroient à ſoûtenir que tout eſt Matiére, & par ce moyen ils nieroient l’exiſtence de Dieu, c’eſt-à-dire, d’un Etre éternel, penſant ; ce qui bien loin de confirmer leur Hypotheſe ne ſert qu’à la renverſer entiérement. Car s’il peut être, comme ils le croyent, que la Matiére exiſte de toute éternité ſans aucun Etre éternel penſant, il eſt évident qu’ils ſeparent la Matiére & la Penſée, comme deux choſes qu’ils ſuppoſent n’avoir enſemble aucune liaiſon néceſſaire ; par où ils établiſſent, contre leur propre penſée, l’exiſtence néceſſaire d’un Eſprit éternel, & non pas celle de la Matiére ; puiſque nous avons dejà prouvé qu’on ne ſauroit éviter de reconnoître un Etre penſant qui exiſte de toute éternité. Si donc la Penſée & la Matiére peuvent être ſeparées, l’exiſtence éternelle de la Matiére ne ſera point une ſuite de l’exiſtence éternelle d’un Etre penſant, ce qu’ils ſuppoſent ſans aucun fondement.

§. 14.Il n’eſt pas materiel, I. parce que chaque partie de Matiére eſt non-penſante Mais voyons à préſent comment ils peuvent ſe perſuader à eux-mêmes, & faire voir aux autres, que cet Etre éternel penſant eſt matériel.

Prémiérement, je voudrois leur demander s’ils croyent que toute la Matiére, c’eſt-à-dire, chaque partie de la Matiére, penſe. Je ſuppoſe qu’ils feront difficulté de le dire ; car en ce cas-là il y auroit autant d’Etres éternels penſans, qu’il y a de particules de Matiére ; & par conſéquent, il y auroit un nombre infini de Dieux. Que s’ils ne veulent pas reconnoître, que la Matiére comme Matiére, c’eſt-à-dire chaque partie de Matiére, ſoit auſſi bien penſante qu’elle eſt étenduë, ils n’auront pas moins de peine à faire ſentir à leur propre Raiſon, qu’un Etre penſant ſoit compoſé de parties non-penſantes, qu’à lui faire comprendre qu’un Etre étendu ſoit compoſé de parties non étenduës.

§. 15.II. Parce qu’une ſeule partie de Matiére ne peut être penſante. En ſecond lieu, ſi toute la Matiére ne penſe pas, qu’ils me diſent s’il n’y a qu’un ſeul Atome qui penſe. Ce ſentiment eſt ſujet à un auſſi grand nombre d’abſurditez que l’autre ; car ou cet Atome de Matiére eſt ſeul éternel, ou non. S’il eſt ſeul éternel, c’eſt donc lui ſeul qui par ſa penſée ou ſa volonté toute-puiſſante a produit tout le reſte de la Matiére. D’où il s’enſuit que la Matiére a été créée par une Penſée toute-puiſſante, ce que ne veulent point avouer ceux contre qui je diſpute préſentement. Car s’ils ſuppoſent qu’un ſeul Atome penſant a produit tout le reſte de la Matiére, ils ne ſauroient lui attribuer cette prééminence ſur aucun autre fondement que ſur ce qu’il penſe ; ce qui eſt l’unique différence qu’on ſuppoſe entre cet Atome & les autres parties de la Matiére. Que s’ils diſent que cela ſe fait de quelque autre maniére qui eſt au deſſus de notre conception, il faut toûjours que ce ſoit par voye de création ; & par-là ils ſont obligez de renoncer à leur grande Maxime, Rien ne ſe fait de Rien. S’ils diſent que tout le reſte de la Matiére exiſte de toute éternité auſſi bien que ce ſeul Atome penſant, à la vérité ils diſent une choſe qui n’eſt pas tout-à-fait ſi abſurde, mais ils l’avancent gratis & ſans aucun fondement ; car je vous prie, n’eſt-ce pas bâtir une hypotheſe en l’air ſans la moindre apparen-