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de Principes innez. Liv. I.

la même voye, & par les mêmes dégrez, que pluſieurs autres Propoſitions que perſonne ne s’eſt aviſé de ſuppoſer innées, comme j’eſpére de le faire voir dans la ſuite de cet Ouvrage. Je reconnais donc qu’il faut néceſſairement que les Hommes faſſent uſage de leur Raiſon, avant que de parvenir à la connoiſſance de ces véritez générales : mais encore un coup, je nie que le temps auquel ils commencent à ſe ſervir de leur Raiſon, ſoit juſtement celui auquel ils viennent à découvrir ces véritez.

§. 13.On ne ſauroit les diſtinguer par-là de pluſieurs autres véritez qu’on peut connoître dans le même temps. Cependant il eſt bon de remarquer, que ce qu’on dit, que dès qu’on fait uſage de la Raiſon, on s’apperçoit de ces Maximes & qu’on y acquieſce, n’emporte dans le fond autre choſe que ceci, ſavoir, qu’on ne connoît jamais ces Maximes avant l’uſage de la Raiſon, quoi que peut-être on n’y donne un conſentement actuel que quelque temps après, durant le cours de la vie. Du reſte, le temps auquel on vient à les connoître & à les recevoir, eſt tout-à-fait incertain. D’où il paroît qu’on peut dire la même choſe de toutes les autres véritez qui peuvent être connuës, auſſi bien que de ces Maximes générales. Et par conſéquent il ne s’enſuit point, de ce qu’on connoît ces Maximes lors qu’on vient à faire uſage de ſa Raiſon, qu’elles ayent, à cet égard, aucune prérogative qui les diſtingue des autres véritez ; & bien loin que ce ſoit une marque qu’elles ſoient innées, c’eſt preuve du contraire.

§. 14.Quand on commenceroit à les connoître, dès qu’on vient à faire uſage de la Raiſon, cela ne prouveroit point qu’elles ſoient innées. Mais en ſecond lieu, quand il ſeroit vrai, qu’on viendroit à connaître ces Maximes, & à y acquieſcer, juſtement dans le temps qu’on vient à faire uſage de la Raiſon, cela ne prouveroit point encore qu’elles ſoient innées. Ce raiſonnement eſt auſſi frivole, que la ſuppoſition ſur laquelle on le fonde, eſt fauſſe. Car par quelle règle de Logique peut-on conclurre qu’une certaine Maxime a été imprimée originairement dans l’Ame auſſi-tôt que l’Ame a commencé à exiſter, de ce qu’on vient à s’appercevoir de cette Maxime, & à l’approuver, dès qu’une certaine Faculté de l’Ame, qui eſt appliquée à toute autre choſe, vient à ſe déployer ? Suppoſé qu’on vînt à recevoir ces Maximes juſtement dans le temps qu’on commence à parler, (ce qui peut tout auſſi bien arriver alors, que dans le temps auquel on commence à faire uſage de la Raiſon) on ſeroit tout auſſi bien fondé à dire que ces Maximes ſont innées, parce qu’on les reçoit dès qu’on commence à parler, qu’à ſoûtenir qu’elles ſont innées, parce que les Hommes y donnent leur conſentement dès qu’ils viennent à ſe ſervir de leur Raiſon. Je conviens donc avec les Partiſans des Principes innez, que l’Ame n’a aucune connoiſſance de ces Maximes générales, évidentes par elles-mêmes, avant qu’elle commence à faire uſage de la Raiſon : mais je nie que le temps auquel on commence à faire uſage de la Raiſon, ſoit préciſément celui auquel on commence à s’appercevoir de ces Maximes ; & quand cela ſeroit, je nie qu’il s’enſuivît de là qu’elles fuſſent innées. Lors qu’on dit, que les Hommes donnent leur conſentement à ces véritez, dès qu’ils viennent à faire uſage de la Raiſon, tout ce qu’on peut faire ſignifier raiſonnablement à cette Propoſition, c’eſt que l’Eſprit venant à ſe former des idées générales & abſtraites, & à comprendre les noms généraux qui les repréſentent, dans le temps que la Faculté de raiſonner commence à ſe