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Des Propoſitions Frivoles. Liv. IV.

avec autant de clarté que celles qui fourniſſent à l’Eſprit les véritez les plus réelles ; & tout cela ſans que nous ayions aucune connoiſſance de la nature ou de la réalité des choſes exiſtantes hors de nous. Selon cette méthode, l’on peut faire en paroles des démonſtrations & des Propoſitions indubitables, ſans pourtant avancer par-là le moins du monde dans la connoiſſance de la vérité des choſes : par exemple, celui qui a appris les mots ſuivans, avec leurs ſignifications ordinaires & reſpectives qu’on leur a attaché, Subſtance, homme, animal, forme, ame vegetative, ſenſitive, raiſonnable : peut former pluſieurs Propoſitions indubitables touchant l’Ame ſans ſavoir en aucune maniére ce que l’Ame eſt réellement. Chacun peut voir une infinité de Propoſitions, de raiſonnemens & de concluſions de cette ſorte dans des Livres de Metaphyſique, de Théologie Scholaſtique, & d’une certaine eſpèce de Phyſique dont la lecture ne lui apprendra rien de plus de Dieu, des Eſprits & des Corps, que ce qu’il en ſavoit avant que d’avoir parcouru ces Livres.

§. 10.Et Pourquoi. Celui qui a la liberté de définir, c’eſt-à-dire, de déterminer la ſignification des noms qu’il donne aux Subſtances, (ce que tout homme qui les établit ſignes de ſes propres idées ſait certainement) & qui détermine ces ſignifications au hazard ſur ſes propres imaginations ou ſur celles des autres hommes, & non ſur un ſerieux examen de la nature des choſes mêmes, peut démontrer facilement ces différentes ſignifications l’une à l’égard de l’autre ſelon les différens rapports & les mutuelles relations qu’il a établi entre elles, auquel cas ſoit que les choſes conviennent ou diſconviennent, telles qu’elles ſont en elles-mêmes, il n’a beſoin que de reflêchir ſur ſes propres idées & ſur les noms qu’il leur a impoſé. Mais auſſi par ce moyen il n’augmente pas plus ſa connoiſſance que celui-là augmente ſes richeſſes qui prenant un ſac de jettons, nomme l’un placé dans un certain endroit un Ecu, l’autre placé dans un autre une Livre, & l’autre dans un troiſiéme endroit un Sou ; il peut ſans doute en continuant toûjours de même compter fort exactement, & aſſembler une groſſe ſomme, ſelon que ſes jettons ſeront placez, & qu’ils ſignifieront plus ou moins comme il le trouvera à propos, ſans être pourtant plus riche d’une pite, & ſans ſavoir même combien vaut un Ecu, une Livre ou un Sou, mais ſeulement que l’un eſt contenu trois fois dans l’autre, & contient l’autre vingt fois, ce qu’un homme peut faire auſſi dans la ſignification des Mots en leur donnant plus ou moins d’étenduë conſiderez l’un par rapport à l’autre.

§. 11.III. Employer les Mots en divers ſens, c’eſt ſe jouer ſur des ſons. Mais à l’occaſion les Mots qu’on employe dans les Diſcours & ſurtout dans ceux de Contreverſes, & où l’on diſpute ſelon la méthode établie dans les Ecoles, voici une maniére de ſe jouer des mots qui eſt d’une conſéquence encore plus dangereuſe, & qui nous éloigne beaucoup plus de la certitude que nous eſperons trouver dans les Mots ou à laquelle nous prétendons arriver par leur moyen ; c’eſt que la plûpart des Ecrivains, bien loin de ſonger à nous inſtruire dans la connoiſſance des choſes telles qu’elles ſont en elles-mêmes, employent les mots d’une maniére vague & incertaine, de ſorte que ne tirant pas même de leurs mots des déductions claires & évidentes l’une par rapport à l’autre, en prenant conſtamment les mêmes mots