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Qu’il n’y a point

Raison. Car ce ſeroit détruire la Bonté qu’ils prétendent que Dieu a eû pour les Hommes en gravant dans leurs Ames ces ſortes de Maximes, ce ſeroit, dis-je, anéantir tout-à-fait cette grace dont ils paroiſſent ſi jaloux, que de faire dépendre la connoiſſance de ces Prémiers Principes, d’une ſuite de penſées déduites avec peine les unes des autres. Comme tout raiſonnement ſuppoſe quelque recherche, il demande du ſoin & de l’application, cela eſt inconteſtable. D’ailleurs, en quel ſens tant ſoit peu raiſonnable peut-on ſoûtenir qu’afin de découvrir ce qui a été imprimé dans notre Ame par la Nature, pour qu’il ſerve de guide & de fondement à notre Raiſon, il faille faire uſage de cette même Raiſon ?

§. 11. Tous ceux qui voudront prendre la peine de réfléchir avec un peu d’attention ſur les operations de l’Entendement, trouveront que ce conſentement que l’Eſprit donne ſans peine à certaines véritez, ne dépend en aucune maniére, ni de l’impreſſion naturelle qui en aît été faite dans l’Ame, ni de l’uſage de la Raiſon, mais d’une Faculté de l’Eſprit Humain, qui eſt tout-à-fait différente de ces deux choſes, comme nous le verrons dans la ſuite. Puis donc que la Raiſon ne contribuë en aucune maniére à nous faire recevoir ces Prémiers Principes, ſi ceux qui ſoûtiennent que les Hommes les connoiſſent & y donnent leur conſentement, dès qu’ils viennent à faire uſage de leur Raiſon, veulent dire par-là, que l’Uſage de la Raiſon nous conduit à la connoiſſance de ces Principes, cela eſt entiérement faux ; & quand il ſeroit véritable, il ne prouveroit point que ces Maximes ſoient innées.

§. 12.Quand on commence à faire uſage de la Raiſon, on ne commence pas à connoitre ces Maximes générales qu’on veut faire paſſer pour innées. Mais lors qu’on dit que nous connoiſſons ces véritez & que nous y donnons notre conſentement, dès que nous venons à faire uſage de la Raiſon ; ſi l’on entend par-là, que c’eſt dans ce temps-là que l’Ame s’apperçoit de ces véritez ; & qu’auſſi-tôt que les Enfans viennent à ſe ſervir de la Raiſon, ils commencent auſſi à connoître & à recevoir ces Prémiers Principes, cela eſt encore faux & inutile. Je dis prémiérement que cela eſt faux, parce qu’il eſt évident, que ces ſortes de Maximes ne ſont pas connuës à l’Ame, dans le même temps qu’elle commence à faire uſage de la Raiſon ; & par conſéquent qu’il n’eſt point vrai, que le temps auquel on commence à faire usage de la Raison, ſoit le même que celui auquel on commence à découvrir ces Maximes. Car je vous prie, combien de marques de Raiſon n’obſerve-t-on pas dans les Enfans, long-temps avant qu’ils ayent aucune connoiſſance de cette Maxime, Il est impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps ? Combien y a-t-il de gens ſans lettres, & de Peuples Sauvages qui étant parvenus à l’âge de raiſon, paſſent une bonne partie de leur vie ſans faire aucune reflexion à cette Maxime & aux autres Propoſitions générales de cette nature ? Je conviens que les hommes n’arrivent point à la connoiſſance de ces véritez générales & abſtraites qu’on croit innées, avant que de faire uſage de leur Raiſon : mais j’ajoûte qu’ils ne les connoiſſent pas même alors. Et cela, parce qu’avant que de faire uſage de la Raiſon, l’Eſprit n’a pas formé les idées générales & abſtraites, d’où réſultent les Maximes générales qu’on prend mal-à-propos pour des Principes innez, & parce que ces Maximes ſont effectivement des connoiſſances & des véritez qui s’introduiſent dans l’Eſprit par