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Des Propoſitions Frivoles. Liv. IV.

poſitions dans la Connoiſſance d’aucune choſe néceſſaire ou utile à leur conduite ?

On regarderoit ſans doute comme un pur badinage les efforts d’un homme qui pour éclairer l’Entendement ſur quelque Science, s’amuſeroit à entaſſer des Propoſitions Identiques & à inſiſter ſur des Maximes comme celle-ci, La Subſtance eſt la Subſtance, le Corps eſt le Corps, le Vuide eſt le Vuide, un Tourbillon eſt un Tourbillon, un Centaure eſt un Centaure, & une Chimère eſt une Chimère, &c. Car toutes ces Propoſitions & autres ſemblables ſont également véritables, également certaines, & également évidentes par elles-mêmes. Mais avec tout cela, elles ne peuvent paſſer que pour des Propoſitions frivoles, ſi l’on vient à s’en ſervir comme de Principes d’inſtruction, & à s’y appuyer comme ſur des moyens pour parvenir à la Connoiſſance ; puisqu’elles ne nous enſeignent rien que ce que tout homme, qui eſt capable de diſcourir, fait lui-même ſans que perſonne le lui diſe, ſavoir, que le même terme eſt le même terme, & que la même Idée eſt la même Idée. Et c’eſt ſur ce fondement que j’ai crû & que je crois encore, que de mettre en avant & d’inculquer ces ſortes de Propoſitions dans le deſſein de répandre de nouvelles lumiéres dans l’Entendement, ou de lui ouvrir un chemin vers la Connoiſſance des choſes, c’eſt une imagination tout-à-fait ridicule. L’inſtruction conſiſte en quelque choſe de bien différent. Quiconque veut entrer lui-même, ou faire entrer les autres dans des véritez qu’il ne connoit point encore, doit trouver des Idées moyennes, & les ranger l’une auprès de l’autre dans un tel ordre que l’Entendement puiſſe voir la convenance ou la diſconvenance des Idées en queſtion. Les Propoſitions qui ſervent à cela, ſont veritablement inſtructives, mais elles ſont bien différentes de celles où l’on affirme le même terme de lui-même, par où nous ne pouvons jamais parvenir ni faire parvenir les autres à aucune eſpèce de Connoiſſance. Cela n’y contribuë pas plus, qu’il ſerviroit à une perſonne qui voudroit apprendre à lire, qu’on lui inculquât ces Propoſitions, un A eſt un A, un B eſt un B, &c. Ce qu’un homme peut ſavoir auſſi bien qu’aucun Maître d’Ecole, ſans être pourtant jamais capable de lire un ſeul mot durant tout le cours de ſa vie, ces Propoſitions & autres ſemblables purement Identiques, ne contribuant en aucune maniére à lui apprendre à lire, quelque uſage qu’il en puiſſe faire.

Si ceux qui déſapprouvent que je nomme Frivoles ces ſortes de Propoſitions, avoient lû & pris la peine de comprendre ce que j’ai écrit ci-deſſus en termes fort intelligibles, ils n’auroient pû s’empêcher de voir par Propoſitions Identiques je n’entens que celles-là ſeulement où le même terme emportant la même Idée, eſt affirmé de lui-même. C’eſt là, à mon avis, ce qu’il faut entendre proprement par des Propoſitions Identiques ; & je croi pouvoir continuer de dire ſurement à l’égard de toutes ces ſortes de Propoſitions, que de les propoſer comme des moyens d’inſtruire l’Eſprit, c’eſt un vrai badinage. Car perſonne qui a l’uſage de la Raiſon, ne peut éviter de les rencontrer toutes les fois qu’il eſt néceſſaire qu’il en prenne connoiſſance, & lorſqu’il en prend connoiſſance, il ne ſauroit douter de leur vérité.