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Des Axiomes. Liv. IV.

poſition, & que l’autre par une diſtinction ou ſans diſtinction pourroit nier conſtamment la majeure ou la mineure de l’Argument qui lui ſeroit objecté ; pour éviter que la Diſpute ne s’engageât dans une ſuite infinie de Syllogiſmes, on introduiſit dans les Ecoles certaines Propoſitions générales dont la plûpart ſont évidentes par elles-mêmes, & qui étant de nature à être reçuës de tous les hommes avec un entier conſentement, devoient être regardées, comme des meſures générales de la Vérité, & tenir lieu de Principes (lorsque les Diſputans n’en avoient point poſé d’autres entr’eux) au delà deſquels on ne pouvoit point aller, & auxquels on ſeroit obligé de ſe tenir de part & d’autre. Ainſi, ces Maximes ayant reçu le nom de Principes qu’on ne pouvoit point nier dans la Diſpute, ils les prirent, par erreur, pour l’origine & la ſource d’où toute la Connoiſſance avoit commencé à s’introduire dans l’Eſprit, & pour les fondemens ſur leſquels les Sciences étoient bâties ; parce que lorſque dans leurs Diſputes ils en venoient à quelqu’une de ces Maximes, ils s’arrêtoient ſans aller plus avant, & la queſtion étoit terminée. Mais j’ai déjà fait voir que c’eſt-là une grande erreur.

Cette Methode étant en vogue dans les Ecoles qu’on a regardé comme les ſources de la Connoiſſance, a introduit le même uſage de ces Maximes dans la plûpart des Converſations hors des Ecoles, & cela pour fermer la bouche aux Chicaneurs avec qui l’on eſt excuſé de raiſonner plus longtemps dès qu’ils viennent à nier ces Principes généraux, évidens par eux-mêmes & admis par toutes les perſonnes raiſonnables qui y ont une fois fait quelque reflexion. Mais encore un coup, ils ne ſervent dans cette occaſion qu’à terminer les Diſputes. Car au fond ſi l’on en preſſe la ſignification dans ces mêmes cas, ils ne nous enſeignent rien de nouveau. Cela a été déja fait par les Idées moyennes dont on s’eſt ſervi dans la Diſpute & dont on peut voir la liaiſon ſans le ſecours de ces Maximes, de ſorte que par le moyen de ces Idées la Vérité peut être connuë avant que la Maxime ait été produite, & que l’Argument ait été pouſſé juſqu’au premier Principe. Car les hommes n’auroient pas de peine à connoître & à quitter un méchant Argument avant que d’en venir-là, ſi dans leurs Diſputes ils avoient en vûë de chercher & d’embraſſer la Vérité, & non de conteſter pour obtenir la victoire. C’eſt ainſi que les Maximes ſervent à réprimer l’opiniâtreté de ceux que leur propre ſincerité devroit obliger à ſe rendre plûtôt. Mais la Méthode des Ecoles ayant autoriſé & encouragé les hommes à s’oppoſer & à réſiſter à des véritez évidentes, juſqu’à ce qu’ils ſoient battus, c’eſt-à-dire, qu’ils ſoient réduits à ſe contredire eux-mêmes, ou à combattre des Principes établis, il ne faut pas s’étonner que dans la converſation ordinaire ils n’ayent pas honte de faire ce qui eſt un ſujet de gloire & paſſe pour vertu dans les Ecoles, je veux dire, de ſoûtenir opiniâtrement & juſqu’à la derniére extrémité le côté de la Queſtion qu’ils ont une fois embraſſé, vrai ou faux, même après qu’ils ſont convaincus : Etrange moyen de parvenir à la Vérité & à la Connoiſſance, & qui l’eſt à tel point que les gens raiſonnables repandus dans le reſte du Monde, qui n’ont pas été corrompus par l’Education, auroient, je penſe, bien de la peine à croire qu’une telle méthode eût jamais été ſuivie par des perſonnes qui font profeſſion d’aimer la Vé-