Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/535

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
492
Des Axiomes. Liv. IV.

que peine, & qui ne ſe préſentent pas ſi aiſément que nous ſommes portez à nous le figurer. Prenons, par exemple, l’idée générale d’un Triangle ; quoi qu’elle ne ſoit pas la plus abſtraite, la plus étenduë, & la plus malaiſée à former, il eſt certain qu’il faut quelque peine & quelque addreſſe pour ſe la repréſenter, car il ne doit être ni Oblique, ni Rectangle, ni Equilatére, ni Iſoſcele, ni Scalene, mais tout cela à la fois, & nul de ces Triangles en particulier. Il eſt vrai que dans l’état d’imperfection où ſe trouve notre Eſprit, il a beſoin de ces Idées, & qu’il ſe hâte de les former le plûtôt qu’il peut, pour communiquer plus aiſément ſes penſées & étendre ſes propres connoiſſances, deux choſes auxquelles il eſt naturellement fort enclin. Mais avec tout cela, l’on a raiſon de regarder ces idées comme autant de marques de notre imperfection ; ou du moins, cela ſuffit pour faire voir que les Idées les plus générales & les plus abſtraites ne ſont pas celles que l’Eſprit reçoit les prémiéres & avec le plus de facilité, ni celles ſur qui roule ſa prémiére Connoiſſance.

§. 10. En ſecond lieu, il s’enſuit évidemment de ce que je viens de dire, que ces Maximes tant vantées ne ſont pas les Principes & les Fondemens de toutes nos autres Connoiſſances. Car s’il y a quantité d’autres Véritez qui ſoient autant évidentes par elles-mêmes que ces Maximes, & pluſieurs même qui nous ſont plûtôt connuës qu’elles, il eſt impoſſible que ces Maximes ſoient les Principes d’où nous déduiſons toutes les autres véritez. Ne ſauroit-on voir par exemple, qu’un & deux ſont égaux à trois, qu’en vertu de cet Axiome ou de quelque autre ſemblable, Le tout eſt égal à toutes ſes parties priſes enſemble ? Qui ne voit au contraire qu’il y a bien des gens qui ſavent qu’un & deux ſont égaux à trois, ſans avoir jamais penſé à cet Axiome, ou à aucun autre ſemblable, par où l’on puiſſe le prouver, & qui le ſavent pourtant auſſi certainement qu’aucune autre perſonne puiſſe être aſſurée de la vérité de cet Axiome, Le Tout eſt égale à toutes ſes parties, ou de quelque autre que ce ſoit ; & cela par la même raiſon, qui eſt ** J’ai dit dans une Note, pag. 488. ce qu’il faut entendre par-là. l’évidence immédiate qu’ils voyent dans Propoſition, un & deux ſont égaux à trois ; l’égalité de ces idées leur étant auſſi viſible, & auſſi certaine, ſans le ſecours d’aucun Axiome, que par ſon moyen, puiſqu’ils n’ont beſoin d’aucune preuve pour l’appercevoir ? Et après qu’on vient à ſavoir, Que le Tout eſt égale à toutes ſes parties, on ne voit pas plus clairement ni plus certainement qu’auparavant, Qu’un & deux ſont égaux à trois. Car s’il y a quelque différence entre ces Idées, il eſt viſible que celle de Tout & de Partie ſont plus obſcures, ou qu’au moins elles ſe placent plus difficilement dans l’Eſprit, que celles d’Un, de Deux, & de Trois. Et je voudrois bien demander à ces Meſſieurs qui prétendent que toute Connoiſſance, excepté celle de ces Principes généraux, dépend de Principes généraux, innez, & évidens par eux-mêmes, de quel Principe on a beſoin pour prouver qu’un & un font deux, que deux & deux font quatre, & que trois fois deux font ſix ? Or comme on connoit la vérité de ces Propoſitions ſans le ſecours d’aucune preuve, il s’enſuit de là viſiblement, ou que toute Connoiſſance ne dépend point de certaines véritez dejà connuës, & de ces Maximes générales qu’on nomme Principes, ou bien que ces Propoſitions-là ſont au-