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Des Propoſitions univerſelles,

tainement par la couleur qui eſt dans un certain Corps, quelle odeur, quel goût, quel ſon, ou quelles Qualitez tactiles il a, ni quelles alterations il eſt capable de faire ſur d’autres Corps, ou de recevoir par leur moyen. On peut dire la même choſe du Son, du Goût, &c. Comme les noms ſpécifiques dont nous nous ſervons pour déſigner les Subſtances, ſignifient des Collections de ces ſortes d’Idées, il ne faut pas s’étonner que nous ne puiſſions former avec ces noms que fort peu de Propoſitions générales d’une certitude réelle & indubitable. Mais pourtant lorſque l’Idée complexe de quelque ſorte de Subſtances que ce ſoit, contient quelque idée ſimple dont on peut découvrir la coëxiſtence néceſſaire qui eſt entr’elle & quelque autre idée ; juſque-là l’on peut former ſur cela des Propoſitions univerſelles qu’on a droit de regarder comme certaines : ſi par exemple, quelqu’un pouvoit découvrir une connexion néceſſaire entre la Malléabilité & la Couleur ou la Peſanteur de l’Or, ou quelqu’autre partie de l’Idée complexe qui eſt déſignée par ce nom-là, il pourroit former avec certitude une Propoſition univerſelle touchant l’Or conſidéré dans ce rapport ; & alors la vérité réelle de cette Propoſition, Tout Or eſt malléable, ſeroit auſſi certaine que la vérité de celle-ci, Les trois Angles de tout Triangle rectangle ſont égaux à deux Droits.

§. 11.Parce que les Qualitez qui compoſent nos idées complexes des Subſtances dépendent, pour la plûpart, de cauſes exterieures, éloignées & que nous ne pouvons appercevoir. Si nous avions de telles idées des Subſtances, que nous puſſions connoître, quelles conſtitutions réelles produiſent les Qualitez ſenſibles que nous y remarquons, & comment ces Qualitez en découlent, nous pourrions par les Idées ſpécifiques de leurs Eſſences réelles que nous aurions dans l’Eſprit, déterrer plus certainement leurs Propriétez, & découvrir quelles ſont les Qualitez que les Subſtances ont, ou n’ont pas ; que nous ne pouvons le faire préſentement par le ſecours de nos Sens ; de ſorte que pour connoître les proprietez de l’Or, il ne ſeroit non plus néceſſaire, que l’Or exiſtât, & que nous fiſſions des experiences ſur ce Corps que nous nommons ainſi, qu’il eſt néceſſaire, pour connoître les proprietez d’un Triangle, qu’un Triangle exiſte dans quelque portion de Matiére. L’idée que nous aurions dans l’Eſprit ſerviroit auſſi bien pour l’un que pour l’autre. Mais tant s’en faut que nous ayions été admis dans les Secrets de la Nature, qu’à peine avons-nous jamais approché de l’entrée de ce Sanctuaire. Car nous avons accoûtumé de conſiderer les Subſtances que nous rencontrons, chacune à part, comme une choſe entiére qui ſubſiſte par elle-même, qui a en elle-même toutes ſes Qualitez, & qui eſt indépendante de toute autre choſe ; c’eſt, dis-je, ainſi que nous nous repréſentons les Subſtances ſans ſonger pour l’ordinaire aux operations de cette matiére fluide & inviſible dont elles ſont environnées, des mouvemens & des operations de laquelle matiére dépend la plus grande partie des Qualitez qu’on remarque dans les Subſtances, & que nous regardons comme les marques inhérentes de diſtinction, par où nous les connoiſſons, & en vertu deſquelles nous leur donnons certaines dénominations. Mais une piéce d’Or qui exiſteroit en quelque endroit par elle-même, ſeparée de l’impreſſion & de l’influence de tout autre Corps, perdroit auſſi-tôt toute ſa couleur & ſa peſanteur, & peut-être auſſi ſa Malléabilité, qui pourroit bien