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Des Propoſitions univerſelles,

abſtraite que le terme général ſignifie étant la ſeule choſe qui conſtituë ou qu’on peut ſuppoſer qui conſtituë l’eſſence & les bornes de l’Eſpèce, on ne peut être en peine de ſavoir juſqu’où s’étend l’Eſpèce, ou quelles choſes ſont compriſes ſous chaque terme ; car il eſt évident que ce ſont toutes celles qui ont une exacte conformité avec l’idée que ce terme ſignifie, & nulle autre. Mais dans les Subſtances, où une Eſſence réelle, diſtincte de la nominale, eſt ſuppoſée conſtituer, déterminer & limiter les Eſpèces, il eſt viſible que l’étenduë d’un terme général eſt fort incertaine ; parce que ne connoiſſant pas cette eſſence réelle, nous ne pouvons pas ſavoir ce qui eſt ou n’eſt pas de cette Eſpèce, & par conſéquent, ce qui peut ou ne peut pas en être affirmé avec certitude. Ainſi, lorſque nous parlons d’un Homme ou de l’Or, ou de quelque autre Eſpèce de Subſtances naturelles, entant que déterminée par une certaine Eſſence réelle que la Nature donne régulierement à chaque Individu de cette Eſpèce, & qui le fait être de cette Eſpèce, nous ne ſaurions être certains de la vérité d’aucune affirmation ou negation faite ſur le ſujet de ces Subſtances. Car à prendre l’Homme ou l’Or en ce ſens, pour une Eſpèce de choſes, déterminée par des Eſſences réelles, différentes de l’idée complexe qui eſt dans l’Eſprit de celui qui parle, ces choſes ne ſignifient qu’un je ne ſai quoi ; & l’étenduë de ces Eſpèces, fixée par de telles limites, eſt ſi inconnuë & ſi indéterminée qu’il eſt impoſſible d’affirmer avec quelque certitude, que tous les hommes ſont raiſonnables, & que tout Or eſt jaune. Mais lors qu’on regarde l’Eſſence nominale comme ce qui limite chaque Eſpèce, & que les hommes n’étendent point l’application d’aucun terme général au delà des Choſes particulieres, ſur leſquelles l’idée complexe qu’il ſignifie, doit être fondée, ils ne ſont point en danger de méconnoître les bornes de chaque Eſpèce, & ne ſauroient douter ſur ce pié-là, ſi une Propoſition eſt véritable, ou non. J’ai voulu expliquer en ſtile Scholaſtique que cette incertitude des Propoſitions qui regardent les Subſtances, & me ſervir en cette occaſion des termes d’Eſſence & d’Eſpèce, afin de montrer l’abſurdité & l’inconvénient qu’il y a à ſe les figurer comme quelque ſorte de réalitez qui ſoient autre choſe que des idées abſtraites, déſignées par certains noms. En effet, ſuppoſer que les Eſpèces des Subſtances ſoient autre choſe que la reduction même des Subſtances en certaines ſortes, rangées ſous divers noms généraux, ſelon qu’elles conviennent aux différentes idées abſtraites que nous déſignons par ces noms-là, c’eſt confondre la vérité, & rendre incertaines toutes les Propoſitions générales qu’on peut faire ſur les Subſtances. Ainſi, quoi que peut-être ces matiéres puſſent être expoſées plus nettement & dans un meilleur tour, à des gens qui n’auroient aucune connoiſſance de la Science Scholaſtique ; cependant comme ces fauſſes notions d’Eſſence & d’Eſpeces ont pris racine dans l’Eſprit de la plûpart de ceux qui ont reçu quelque teinture de cette ſorte de Savoir qui a ſi fort prévalu dans notre Europe, il eſt bon de les faire connoître & de les diſſiper pour donner lieu à faire un tel uſage des mots, qu’il puiſſe faire entrer la certitude dans l’Eſprit.

§. 5.Cela regarde plus particuliérement les Subſtances. Lors donc que les noms des Subſtances ſont employez pour ſignifier des Eſpèces qu’on ſuppoſe déterminées par des Eſſences réelles que nous ne connoiſſons