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De la Vérité en général. Liv. IV.

conſiderer la vérité mentale & la vérité verbale diſtinctement l’une de l’autre. Cependant il eſt très-difficile d’en diſcourir ſéparément, parce qu’en traitant des Propoſitions mentales on ne peut éviter d’employer le ſecours des Mots ; & dès-là les exemples qu’on donne des Propoſitions Mentales ceſſent d’être purement mentales, & deviennent verbales. Car une Propoſition mentale n’étant qu’une ſimple conſidération des Idées comme elles ſont dans notre Eſprit ſans être revetuës de mots, elles perdent leur nature de Propoſitions purement mentalement dès qu’on employe des Mots pour les exprimer.

§. 4.Il eſt fort difficile de traiter des Propoſitions mentales. Ce qui fait qu’il eſt encore plus difficile de traiter des Propoſitions mentales & des verbales ſéparément, c’eſt que la plûpart des hommes, pour ne pas dire tous, mettent des mots à la place des idées en formant leurs penſées & leurs raiſonnemens en eux-mêmes, du moins lorsque le ſujet de leur méditation renferme des idées complexes. Ce qui eſt une preuve bien évidente de l’imperfection & de l’incertitude de nos Idées de cette eſpèce, & qui, à le bien conſiderer, peut ſervir à nous faire voir quelles ſont les choſes dont nous avons des idées claires & parfaitement déterminées, & quelles ſont les choſes dont nous n’avons point de telles idées. Car ſi nous obſervons ſoigneuſement la maniére dont notre Eſprit ſe prend à penſer & à raiſonner, nous trouverons, à mon avis, que quand nous formons en nous-mêmes quelques Propoſitions ſur le Blanc ou le Noir, ſur le Doux ou l’Amer, sur un Triangle ou un Cercle, nous pouvons former dans notre Eſprit des Idées mêmes ; & qu’en effet nous le faiſons ſouvent, ſans reflêchir ſur les noms de ces Idées. Mais quand nous voulons faire des reflexions ou former des Propoſitions ſur des Idées plus complexes, comme ſur celle d’homme, de vitriol, de valeur, de gloire, nous mettons ordinairement le nom à la place de l’Idée ; parce qu’ils ſont plus clairs, plus certains, plus diſtincts, & plus propres à ſe préſenter promptement à l’Eſprit que de pures Idées ; de ſorte que nous employons ces termes à la place des Idées mêmes, lors même que nous voulons méditer & raiſonner en nous-mêmes, & faire tacitement des Propoſitions mentales. Nous en uſons ainſi à l’égard des Subſtances, comme je l’ai deja remarqué, à cauſe de l’imperfection de nos Idées, prenant le nom pour l’eſſence réelle dont nous n’avons pourtant aucune idée. Dans les Modes, nous faiſons la même choſe, à cauſe du grand nombre d’Idées ſimples dont ils ſont compoſez. Car la plûpart d’entre’eux étant extrêmement complexes, le nom ſe préſente bien plus aiſément que l’Idée même qui ne peut être rappellée, & pour ainſi dire, exactement retracée à l’Eſprit qu’à force de temps & d’application, même à l’égard des perſonnes qui ont auparavant pris la peine d’éplucher toutes ces différentes idées, ce que ne ſauroient faire ceux qui pouvant aiſément rappeller dans leur Mémoire la plus grande partie des termes ordinaires de leur Langue, n’ont peut-être jamais ſongé, durant tout le cours de leur vie, à conſiderer quelles ſont les idées préciſes que la plûpart de ces termes ſignifient. Ils ſe ſont contentez d’en avoir quelques notions confuſes & obſcures. Combien de gens y a-t-il, par