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De la Réalité de notre Connoiſſance. Liv. IV.

l’Homme ? Eſt-ce le manque d’un Nez ou d’un Cou qui doit faire un Monſtre, & exclurre du rang des hommes ces ſortes de Productions ; & non, le manque de Raiſon & d’Entendement ? C’eſt réduire toute la Queſtion à ce qui vient d’être refuté tout à l’heure ; c’eſt faire tout conſiſter dans la figure, & ne juger de l’Homme que par ſon extérieur. Mais pour faire voir qu’en effet de la maniére dont on raiſonne ſur ce ſujet, les gens ſe fondent entierement ſur la Figure, & réduiſent toute l’Eſſence de l’Eſpèce humaine (ſuivant l’idée qu’ils s’en forment) à la forme extérieure, quelque déraiſonnable que cela ſoit, & malgré tout ce qu’ils diſent pour le déſavouer, nous n’avons qu’à ſuivre leurs penſées & leur pratique un peu plus avant, & la choſe paroîtra avec la derniére évidence. Un Imbecille bien formé eſt un homme, il a une Ame raiſonnable quoi qu’on n’en voye aucun ſigne : il n’y a point de doute à cela, dites-vous. Faites les oreilles un peu plus longues & plus pointuës, le nez un peu plus plat qu’à l’ordinaire ; & vous commencez à héſiter. Faites le viſage plus étroit, plus plat & plus long ; vous voilà tout-à-fait indéterminé. Donnez-lui encore plus de reſſemblance à une Bête Brute, juſqu’à ce que la tête ſoit parfaitement celle de quelque autre Animal, dès-lors c’eſt un Monſtre ; & ce vous eſt une Démonſtration qu’il n’a point d’Ame, & qu’il doit être détruit. Je vous demande préſentement, où trouver la juſte meſure & les derniéres bornes de la Figure qui emporte avec elle une Ame raiſonnable ? Car puiſqu’il y a eu des Fœtus humains, moitié bête & moitié homme, & d’autres dont les trois parties participent de l’un, & l’autre partie de l’autre, & qu’il peut arriver qu’ils approchent de l’une ou de l’autre forme ſelon toute la variété imaginable, & qu’ils reſſemblent à un homme ou à une bête par différens dégrez mêlez enſemble ; je ſerois bien aiſe de ſavoir quels ſont au juſte les lineamens auxquels une Ame raiſonnable peut ou ne peut pas être unie, ſelon cette Hypotheſe, quelle ſorte d’extérieur eſt une marque aſſûrée qu’une Ame habite ou n’habite pas dans le Corps. Car juſqu’à ce qu’on en ſoit venu là, nous parlons de l’Homme au hazard ; nous en parlerons, je croi, toûjours ainſi, tandis que nous nous fixerons à certains ſons, & que nous nous figurerons certaines Eſpèces déterminées dans la Nature, ſans ſavoir ce que c’eſt. Mais après tout, je ſouhaiterois qu’on conſiderât que ceux qui croyent avoir ſatisfait à la difficulté, en nous diſant qu’un Fœtus contrefait eſt un Monſtre, tombent dans la même faute qu’ils veulent reprendre, c’eſt qu’ils établiſſent par-là une Eſpèce moyenne entre l’Homme & la Bête ; car je vous prie, qu’eſt-ce que leur Monſtre en ce cas-là, (ſi le mot de Monſtre ſignifie quoi que ce ſoit) ſinon une choſe qui n’eſt ni homme ni bête, mais qui participe de l’un & de l’autre ? Or tel eſt juſtement l’Imbecille dont on vient de parler. Tant il eſt néceſſaire de renoncer à la notion commune des Eſpèces & des Eſſences, ſi nous voulons pénétrer véritablement dans la nature des Choſes mêmes, & les examiner par ce que nos Facultez nous y peuvent faire découvrir, à les conſiderer telles qu’elles exiſtent, & non pas, par de vaines fantaiſies dont on s’eſt entêté ſur leur ſujet ſans aucun fondement.

§. 17.Les Mots & la diſtinction des choſes en Eſpèces nous impoſent. J’ai propoſé ceci dans cet endroit, parce que je croi que nous ne