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De la Réalité de notre Connoiſſance. Liv. IV.

vie d’un homme deſtitué de Raiſon, eſt auſſi bien une Idée diſtincte, & conſtituë auſſi bien une eſpèce de Choſes diſtincte de l’Homme & de la Bête, que l’Idée de la figure d’un Ane accompagnée de Raiſon ſeroit différente de celle de l’Homme ou de la Bête, & conſtitueroit une Eſpèce d’Animal qui tiendroit le milieu entre l’Homme & la Bête, ou qui ſeroit diſtinct de l’un & de l’autre.

§. 14.Objection contre ce que je dis qu’un Imbecille eſt quelque choſe entre l’Homme & la Bête. Réponſe. Ici chacun ſera d’abord tenté de me dire, Si l’on peut ſuppoſer que les Imbecilles ſont quelque choſe entre l’Homme & la Bête, que ſont-ils donc, je vous prie ? Je répons, ce ſont des Imbecilles ; ce qui eſt un auſſi bon mot pour quelque choſe de différent de la ſignification du mot Homme ou Bête, que les noms d’homme & de bête ſont propres à marquer des ſignifications diſtinctes l’une de l’autre. Cela bien conſideré pourroit réſoudre cette Queſtion, & faire voir ma penſée ſans qu’il fût beſoin de plus longs diſcours. Mais je ne connois pas ſi peu le zèle de certaines gens, toûjours prêts à tirer des conſéquences, & à ſe figurer la Religion en danger, dès que quelqu’un ſe hazarde de quitter leurs façons de parler, pour ne pas prévoir quelles odieuſes épithetes on peut donner à une telle Propoſition ; & d’abord on me demandera ſans doute, ſi les Imbecilles ſont quelque choſe entre l’Homme & la Bête, que deviendront-ils dans l’autre Monde ? A cela je répons, prémiérement, qu’il ne m’importe point de le ſavoir ni de le rechercher : ** Rom XIV, 4 Qu’ils tombent ou qu’ils ſoûtiennent, cela regarde leur Maître. Et ſoit que nous déterminions quelque choſe ou que nous ne déterminions rien ſur leur condition, elle n’en ſera ni meilleure ni pire pour cela. Ils ſont entre les mains d’un Créateur fidelle, & d’un Pére plein de bonté qui ne diſpoſe pas de ſes Créatures ſuivant les bornes étroites de nos penſées ou de nos opinions particuliéres, & qui ne les diſtingue point conformément aux noms & aux Eſpèces qu’il nous plaît d’imaginer. Du reſte, comme nous connoiſſons ſi peu de choſes de ce Monde, où nous vivons actuellement, nous pouvons bien, ce me ſemble, nous réſoudre ſans peine à nous abſtenir de prononcer définitivement ſur les différens états par où doivent paſſer les Créatures en quittant ce Monde. Il nous peut ſuffire que Dieu ait fait connoitre à tous ceux qui ſont capables d’inſtruction, de diſcours & de raiſonnement, qu’ils ſeront appellez à rendre compte de leur conduite, & qu’ils recevront † † 2 Corinth. V, 10 ſelon ce qu’ils auront fait dans ce Corps.

§. 15. Mais je répons, en ſecond lieu, que tout le fort de cette Queſtion, ſi je veux priver les Imbecilles d’un État à venir, roule ſur une de ces deux ſuppoſitions qui ſont également fauſſes. La prémiére eſt que toutes les choſes qui ont la forme & l’apparence extérieure d’homme, doivent être néceſſairement deſtinées à un état d’immortalité après cette vie ; ou en ſecond lieu, que tout ce qui a une naiſſance humaine doit jouïr de ce privilege. Otez ces imaginations ; & vous verrez que ces ſortes de Queſtions ſont ridicules & ſans aucun fondement. Je ſupplie donc ceux qui ſe figurent qu’il n’y a qu’une différence accidentelle entr’eux & des Imbecilles, (l’eſſence étant exactement la même dans l’un & dans l’autre) de conſiderer s’ils peuvent imaginer que l’Immortalité ſoit attachée à aucune forme extérieure du Corps. Il ſuffit, je penſe, de leur propoſer la choſe, pour la leur