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De la Réalité de notre Connoiſſance. Liv. IV.

toûjours formées ſur quelque choſe qui exiſte ou qui ait exiſté ; il ne faut pas qu’elles ſoient compoſées d’idées que notre Eſprit joigne arbitrairement enſemble ſans ſuivre aucun Modèle réel d’où elles ayent été déduites, quoi que nous ne puiſſions appercevoir aucune incompatibilité dans une telle combinaiſon. La raiſon de cela eſt, que ne ſachant pas quelle eſt la conſtitution réelle des Subſtances d’où dépendent nos Idées ſimples, & qui eſt effectivement la cauſe de ce que quelques-unes d’elles ſont étroitement liées enſemble dans un même ſujet, & que d’autres en ſont excluës ; il y en a fort peu dont nous puiſſions aſſûrer qu’elles peuvent ou ne peuvent pas exiſter enſemble dans la Nature, au delà de ce qui paroît par l’Expérience & par des Obſervations ſenſibles. Par conſéquent toute la réalité de la Connoiſſance que nous avons des Subſtances eſt fondée ſur ceci : Que toutes nos Idées complexes des Subſtances doivent être réelles qu’elles ſoient uniquement compoſées d’Idées ſimples qu’on ait reconnu coëxiſter dans la Nature. Juſque-là nos Idées ſont véritables ; & quoi qu’elles ne ſoient peut-être pas des copies exactes des Subſtances, elles ne laiſſent pourtant pas d’être les ſujets de la Connoiſſance réelle que nous avons des Subſtances : Connoiſſance qu’on trouvera ne s’étendre pas fort loin, comme je l’ai déja montré. Mais ce ſera toûjours une Connoiſſance réelle, auſſi loin qu’elle pourra s’étendre. Quelques Idées que nous ayions, la convenance que nous trouvons qu’elles ont avec d’autres, ſera toûjours un ſujet de Connoiſſance. Si ces idées ſont abſtraites, la Connoiſſance ſera générale. Mais pour la rendre réelle par rapport aux Subſtances, les idées doivent être déduitent de l’exiſtence réelle des Choſes. Quelques Idées ſimples qui ayent été trouvées coëxiſter dans une Subſtance, nous pouvons les rejoindre hardiment enſemble, & former ainſi des Idées abſtraites des Subſtances. Car tout ce qui a été une fois uni dans la Nature, peut l’être encore.

§. 13.Dans nos recherches ſur les Subſtances, nous devons conſiderer les Idées : & ne pas borner nos penſées à des noms, ou à des Eſpèces qu’on ſuppoſe établies par des noms. Si nous conſiderions bien cela, & que nous ne bornaſſions pas nos penſées & nos idées abſtraites à des noms, comme s’il n’y avoit, ou ne pouvoit y avoir d’autres Eſpèces de Choſes que celles que les noms connus ont dejà déterminées, & pour ainſi dire, produites, nous penſerions aux Choſes mêmes d’une maniére beaucoup plus libre & moins confuſe que nous ne faiſons. Si je diſois de certains Imbecilles qui ont vêcu quarante ans ſans donner le moindre ſigne de raiſon, que c’eſt quelque choſe qui tient le milieu entre l’Homme & la Bête, cela paſſeroit peut-être pour un Paradoxe bien hardi, ou même pour une fauſſeté d’une très-dangereuſe conſéquence ; & cela en vertu d’un Préjugé, qui n’eſt fondé ſur autre choſe que ſur cette fauſſe ſuppoſition, que ces noms, Homme & Bête, ſignifient des Eſpèces diſtinctes, ſi bien marquées par des Eſſences réelles que nulle autre Eſpèce ne peut intervenir entre elles ; au lieu que ſi nous voulons faire abſtraction de ces noms, & renoncer à la ſuppoſition de ces Eſſences ſpecifiques, établies par la Nature, auxquelles toutes les choſes de la même dénomination participent exactement & avec une entiére égalité, ſi, dis-je, nous ne voulons pas nous figurer qu’il y ait un certain nombre précis de ces Eſſences ſur leſquelles toutes les choſes ayent été formées & comme jettées au moule, nous trouverons que l’idée de la figure, du mouvement & de la