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Qu’il n’y a point

avis, doit convenir ſans peine, qu’il ſeroit ridicule de ſuppoſer, par exemple, que les idées des Couleurs ont été imprimées dans l’Ame d’une Créature, à qui Dieu a donné la vûë & la puiſſance de recevoir ces idées par l’impreſſion que les Objets exterieurs feroient ſur ſes yeux. Il ne ſeroit pas moins abſurde d’attribuer à des impreſſions naturelles & à des caractéres innez la connoiſſance que nous avons de pluſieurs Véritez, ſi nous pouvons remarquer en nous-mêmes des Facultez, propres à nous faire connoître ces Véritez avec autant de facilité & de certitude, que ſi elles étoient originairement gravées dans notre Ame.

Mais parce qu’un ſimple Particulier ne peut éviter d’être cenſuré lors qu’il cherche la vérité par un chemin qu’il s’eſt tracé lui-même, ſi ce chemin l’écarte le moins du monde de la route ordinaire, je propoſerai les raiſons qui m’ont fait douter de la vérité du Sentiment qui ſuppoſe des idées innées dans l’eſprit de l’Homme, afin que ces raiſons puiſſent ſervir à excuſer mon erreur, ſi tant eſt que je ſois effectivement dans l’erreur ſur cet article ; ce que je laiſſe examiner à ceux qui comme moi ſont diſpoſez à recevoir la Vérité par tout où ils la rencontrent.

§. 2.On dit que certains Principes ſont reçus d’un conſentement univerſel : principale raiſon par laquelle on prétend prouver, que ces Principes ſont innez. Il n’y a pas d’Opinion plus communément reçüe que celle qui établit, Qu’il y a de certains Principes, tant pour la Spéculation que pour la Pratique, (car on en compte de ces deux ſortes) de la vérité deſquels tous les hommes conviennent généralement : d’où l’on infère qu’il faut que ces Principes-là ſoient autant d’impreſſions, que l’Ame de l’Homme reçoit avec l’exiſtence, & qu’elle apporte au Monde avec elle auſſi néceſſairement & auſſi réellement qu’aucune de ſes Facultez naturelles.

§. 3.Ce conſentement univerſel ne prouve rien. Je remarque d’abord que cet Argument, tiré du conſentement univerſel, eſt ſujet à cet inconvenient, Que, quand le fait ſeroit certain, je veux dire qu’il y auroit effectivement des véritez ſur leſquelles tout le Genre Humain ſeroit d’accord, ce conſentement univerſel ne prouveroit point que ces véritez fuſſent innées, ſi l’on pouvoit montrer une autre voye, par laquelle les Hommes ont pû arriver à cette uniformité de ſentiment ſur les choses dont ils conviennent, ce qu’on peut fort bien faire, ſi je ne me trompe.

§. 4.Ce qui eſt, eſt : &, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps : Deux propoſitions qui ne ſont pas univerſellement reçuës. Mais, ce qui eſt encore pis, la raiſon qu’on tire du Conſentement univerſel pour faire voir qu’il y a des Principes innez, eſt, ce me semble, une preuve démonſtrative qu’il n’y a point de ſemblable Principe, parce qu’il n’y a effectivement aucun Principe ſur lequel tous les hommes s’accordent généralement. Et pour commencer par les notions ſpéculatives, voici deux de ces Principes célèbres, auxquels on donne, préferablement à tout autre, la qualité de Principes Innez : Tout ce qui eſt, eſt ; &, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Ces Propoſitions ont paſſé ſi conſtamment pour des Maximes univerſellement reçuës qu’on trouvera, ſans doute, fort étrange, que qui que ce ſoit oſe leur diſputer ce titre. Cependant je prendrai la liberté de dire, que tant s’en faut qu’on donne un conſentement général à ces deux Propoſitions, qu’il y a une grande partie du Genre Humain à qui elles ne ſont pas même connuës.