Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/509

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
466
De la Réalité de notre Connoiſſance. Liv. IV.

partie des Mathematiques, ne regardent point du tout l’exiſtence d’aucune de ces Figures. Les Demonſtrations qu’ils font ſur cela, & qui dépendent des idées qu’ils ont dans l’Eſprit, ſont les mêmes, ſoit qu’il y ait un Quarré ou un Cercle actuellement exiſtant dans le Monde, ou qu’il n’y en ait point. De même, la vérité & la certitude des Diſcours de Morale eſt conſiderée indépendamment de la vie des hommes & de l’exiſtence que les Vertus dont ils traitent, ont actuellement dans le Monde ; & les Offices de Ciceron ne ſont pas moins conformes à la Vérité, parce qu’il n’y a perſonne dans le Monde qui en pratique exactement les maximes, & qui règle ſa vie ſur le Modèle d’un homme de bien, tel que Ciceron nous l’a dépeint dans cet Ouvrage, & qui n’exiſtoit qu’en idée lorſqu’il écrivoit. S’il eſt vrai dans la ſpéculation, c’eſt-à-dire, en idée, que le Meurtre mérite la mort, il le ſera auſſi à l’égard de toute action réelle qui eſt conforme à cette idée de Meurtre : Quant aux autres actions, la vérité de toutes les autres eſpèces de Choſes qui n’ont point d’autre eſſence que les idées mêmes qui ſont dans l’Eſprit des hommes.

§. 9.Notre Connoiſſance n’eſt pas moins véritable ou certaine, parce que les idées de Morale ſont de notre propre invention, & que c’eſt nous qui leur donnons des noms. Mais, dira-t-on, ſi la connoiſſance Morale ne conſiſte que dans la contemplation de nos propres Idées Morales ; & que ces Idées, comme celles des autres Modes, ſoient de notre propre invention, quelle étrange notion aurons-nous de la Juſtice & de la Temperance ? Quelle confuſion entre les Vertus & les Vices, ſi chacun peut s’en former telles idées qu’il lui plairra ? Il n’y aura pas plus de confuſion, ou de deſordre dans les choſes mêmes, & dans les raiſonnemens qu’on fera ſur leur ſujet, que dans les Mathematiques il arriveroit du deſordre dans les Démonſtrations, ou du changement dans les Propriétez des Figures & dans les rapports que l’une a avec l’autre, ſi un homme faiſoit un Triangle à quatre coins, & un Trapeze & quatre Angles droits, c’eſt-à-dire en bon François, s’il changeoit les noms des Figures, & qu’il appellât d’un certain nom ce que les Mathematiciens appellent d’un autre. Car qu’un homme ſe forme l’idée d’une Figure à trois angles dont l’un ſoit droit, & qu’il l’appelle, s’il veut, Equilatere ou Trapeze, ou de quelque autre nom ; les propriétez de cette Idée & les Démonſtrations qu’il fera ſur ſon ſujet, ſeront les mêmes que s’il l’appeloit Triangle Rectangle. J’avoûë que ce changement de nom, contraire à la propriété du Langage, troublera d’abord celui qui ne ſait pas quelle idée ce nom ſignifie ; mais dès que la Figure eſt tracée, les conſéquences ſont évidentes, & la Démonſtration paroit clairement. Il en eſt juſtement de même à l’égard des Connoiſſances Morales. Par exemple, qu’un homme ait l’idée d’une Action qui conſiſte à prendre aux autres ſans leur conſentement ce qu’une honnête induſtrie leur a fait gagner, & qu’il lui donne, s’il veut, le nom de Juſtice ; quiconque prendra ici le nom ſans l’idée qui y eſt attachée, s’égarera infailliblement, en y attachant une autre idée de ſa façon. Mais ſéparez l’idée d’avec le nom, ou prenez le nom tel qu’il eſt dans la bouche de celui qui s’en ſert ; vous trouverez que les mêmes choſes conviennent à cette idée qui lui conviendront ſi vous l’appellez injuſtice. A la vérité, les noms impropres cauſent ordinairement plus de deſordre dans