Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/506

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
463
De la Réalité de notre Connoiſſance. Liv. IV.

homme d’un ſens raſſis & d’un jugement tout-à-fait ſolide, quelle différence y aura-t-il, en vertu de vos Règles, entre la Connoiſſance d’un tel homme, & celle de l’Eſprit le plus extravagant du monde ? Ils ont tous deux leurs idées ; & apperçoivent tous deux la convenance ou la disconvenance qui eſt entre elles. Si ces Idées différent par quelque endroit, tout l’avantage ſera du côté de celui qui a l’imagination la plus échauffée, parce qu’il a des idées plus vives & en plus grand nombre ; de ſorte que ſelon vos propres Règles il aura auſſi plus de connoiſſance. S’il eſt vrai que toute la Connoiſſance conſiſte uniquement dans la perception de la convenance ou de la disconvenance de nos propres Idées, il y aura autant de certitude dans les Viſions d’un Enthouſiaſte que dans les raiſonnemens d’un homme de bon ſens. Il n’importe ce que les choſes ſont en elles-mêmes, pourvû qu’un homme obſerve la convenance de ſes propres imaginations & qu’il parle conſéquemment, ce qu’il dit eſt certain, c’eſt la vérité toute pure. Tous ces Châteaux bâtis en l’air ſeront d’auſſi fortes Retraites de la Vérité que les Démonſtrations d’Euclide. A ce compte, dire qu’une Harpye n’eſt pas un Centaure, c’eſt auſſi bien une connoiſſance certaine & une vérité, que de dire qu’un Quarré n’eſt pas un Cercle.

Mais de quel uſage ſera toute cette belle Connoiſſance des imaginations des hommes, à celui qui cherche à s’inſtruire de la réalité des Choſes ? Qu’importe de ſavoir ce que ſont les fantaiſies des hommes ? Ce n’eſt que la connoiſſance des Choſes qu’on doit eſtimer, c’eſt cela ſeul qui donne du prix à nos Raiſonnemens, & qui fait préferer la Connoiſſance d’un homme à celle d’un autre, je veux dire la connoiſſance de ce que les Choſes ſont réellement en elles-mêmes, & non une connoiſſance de ſonges & de viſions ».

§. 2.Réponſe : notre connoiſſance n’eſt pas chimérique, par-tout où nos Idées s’accordent avec les choſes. A cela je répons, que ſi la Connoiſſance que nous avons de nos Idées, ſe termine à ces idées ſans s’étendre plus avant lors qu’on ſe propoſe quelque choſe de plus, nos plus ſérieuſes penſées ne ſeront pas d’un beaucoup plus grand uſage que les reveries d’un Cerveau déreglé ; & que les Véritez fondées ſur cette Connoiſſance ne ſeront pas d’un plus grand poids que les diſcours d’un homme qui voit clairement les choſes en ſonge, & les débite avec une extrême confiance. Mais avant que de finir, j’eſpére montrer évidemment que cette voye d’acquerir de la certitude par la connoiſſance de nos propres idées renferme quelque choſe de plus qu’une pure imagination ; & en même temps il paroîtra, à mon avis, que toute la certitude qu’on a des véritez générales, ne renferme effectivement autre choſe.

§. 3. Il eſt évident que l’Eſprit ne connoit pas les choſes immédiatement, mais ſeulement par l’intervention des idées qu’il en a. Et par conſéquent notre Connoiſſance n’eſt réelle, qu’autant qu’il y a de la conformité entre nos Idées & la réalité des Choſes. Mais quel ſera ici notre Criterion ? Comment l’Eſprit qui n’apperçoit rien que ſes propres idées, connoîtra-t-il qu’elles conviennent avec les choſes mêmes ? Quoi que cela ne ſemble pas exempt de difficulté, je croi pourtant qu’il y a deux ſortes d’Idées dont nous pouvons être aſſûrez qu’elles ſont conformes aux choſes.