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De l’Etenduë de la Connoiſſance humaine. Liv. IV.

dent le Monde Intellectuel, s’ils avoient tout confondu dans un cahos de termes & de façons de parler d’une ſignification douteuſe & incertaine ; tous les Volumes qu’on auroit écrit ſur la Navigation & ſur les Voyages, toutes les ſpeculations qu’on auroit formées, toutes les diſputes qu’on auroit excité & multiplié ſans fin ſur les Zones & ſur les Marées, les vaiſſeaux mêmes qu’on auroit bâtis & les Flottes qu’on auroit miſes en Mer, tout cela ne nous auroit jamais appris un chemin au delà de la Ligne ; & les Antipodes ſeroient toûjours auſſi inconnus que lors qu’on avoit déclaré que c’étoit une Héreſie de ſoûtenir, qu’il y en eût. Mais parce qu’on en fait communément, je n’en parlerai pas davantage en cet endroit.

§. 31.Autre étenduë de notre Connoiſſance, par rapport à ſon univerſalité. Outre l’étenduë de notre Connoiſſance que nous avons examiné juſqu’ici, & qui ſe rapporte aux différentes eſpèces d’Etres qui exiſtent, nous pouvons y conſidérer une autre ſorte d’étenduë, par rapport à ſon Univerſalité, & qui eſt bien digne auſſi de nos reflexions. Notre Connoiſſance ſuit, à cet égard, la nature de nos Idées. Lorſque les Idées dont nous appercevons la convenance ou la disconvenance, ſont abſtraites, notre Connoiſſance eſt univerſelle. Car ce qui eſt connu de ces ſortes d’Idées générales, ſera toûjours véritable de chaque choſe particuliére, où cette eſſence, c’eſt-à-dire, cette idée abſtraite doit ſe trouver renfermée ; & ce qui eſt une fois connu de ces Idées, ſera continuellement & éternellement véritable. Ainſi pour ce qui eſt de toutes les connoiſſances générales, c’eſt dans notre Eſprit que nous devons les chercher & les trouver uniquement ; & ce n’eſt que la conſideration de nos propres Idées qui nous les fournit. Les véritez qui appartiennent aux Eſſences des choſes, c’eſt-à-dire, aux idées abſtraites, ſont éternelles ; & l’on ne peut les découvrir que par la contemplation de ces Eſſences, tout ainſi que l’exiſtence des Choſes ne peut être connuë que par l’Expérience. Mais je dois parler plus au long sur ce ſujet dans les Chapitres où je traiterai de la Connoiſſance générale & réelle ; ce que je viens de dire en général de l’Univerſalité de notre Connoiſſance peut ſuffire pour le préſent.


CHAPITRE IV.

De la Réalité de notre Connoiſſance.


§. 1. Objection : Si notre connoiſſance eſt placée dans nos idées, elle peut être toute chimerique.
JE ne doute point qu’à préſent il ne puiſſe venir dans l’Eſprit de mon Lecteur que je n’ai travaillé jusqu’ici qu’à bâtir un château en l’air, & qu’il ne ſoit tenté de me dire, « A quoi bon tout cet étalage de raiſonnemens ? La Connoiſſance, dites-vous, n’eſt autre choſe que la perception de la convenance ou de la disconvenance de nos propres idées. Mais qui fait que ce que peuvent être ces Idées ? Y a-t-il rien de ſi extravagant que les Imaginations qui ſe forment dans le cerveau des hommes ? Où eſt celui qui n’a pas quelque chimère dans la tête ? Et s’il y a un