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De l’Etenduë de la Connoiſſſance humaine. Liv. IV.

toutes les choſes qu’il contient, que nous ne ſommes pas mêmes capables d’acquerir une connoiſſance Philoſophique des Corps qui ſont autour de nous, & qui ſont partie de nous-mêmes puiſque nous ne ſaurions avoir une certitude univerſelle de leurs ſecondes Qualitez, de leurs Puiſſances, & de leurs Operations. Nos Sens apperçoivent chaque jour différens Effets, dont nous avons juſque-là une connoiſſance ſenſitive : mais pour les cauſes, la maniére & la certitude de leur production, nous devons nous réſoudre à les ignorer pour les deux raiſons que nous venons de propoſer. Nous ne pouvons aller, ſur ces choſes, au delà de ce que l’Expérience particuliére nous découvre comme un point de fait, d’où nous pouvons enſuite conjecturer par analogie quels effets il eſt apparent que de pareils Corps produiront dans d’autres Expériences. Mais pour une connoiſſance parfaite touchant les Corps naturels (pour ne pas parler des Eſprits) nous ſommes, je crois, ſi éloignez d’être capables d’y parvenir, que je ne ferai pas difficulté de dire que c’eſt perdre ſa peine que de s’engager dans une telle recherche.

§. 30.III. Troiſième cauſe d’ignorance, nous ne ſuivons pas nos idées. En troiſiéme lieu, là où nous avons des idées complettes & où il y a entr’elles une connexion certaine que nous pouvons découvrir, nous ſommes ſouvent dans l’ignorance, faute de ſuivre ces idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir, & pour ne pas trouver les idées moyennes qui peuvent nous monter quelle eſpèce de convenance ou de diſconvenance elles ont l’une avec l’autre. Ainſi, pluſieurs ignorent des véritez Mathematiques, non en conſéquence d’aucune imperfection dans leurs Facultez, ou d’aucune incertitude dans les Choſes mêmes, mais faute de s’appliquer à acquerir, examiner, & comparer les Idées de la maniére qu’il faut. Ce qui a le plus contribué à nous empêcher de bien conduire nos Idées & de découvrir leurs rapports, la convenance ou la diſconvenance qui ſe trouve entr’elles, ç’a été, à mon avis, le mauvais uſage des Mots. Il eſt impoſſible que les hommes puiſſent jamais chercher exactement, ou découvrir certainement la convenance, ou la diſconvenance des Idées, tandis que leurs penſées ne roulent & ne voltigent que ſur des ſons d’une ſignification douteuſe & incertaine. Les Mathematiciens en formant leurs penſées indépendamment des noms, & en s’accoûtumant à préſenter à leurs Eſprits les idées mêmes qu’ils veulent conſiderer, & non les ſons à la place de ces idées, ont évité par-là une grande partie des embarras & des diſputes qui ont ſi fort arrêté les progrès des hommes dans d’autres Sciences. Car tandis qu’ils s’attachent à des mots d’une ſignification indéterminée & incertaine, ils ſont incapables de diſtinguer, dans leurs propres Opinions, le Vrai du Faux, le Certain de ce qui n’eſt que Probable, & ce qui eſt ſuivi & raiſonnable de ce qui eſt abſurde. Tel a été le deſtin ou le malheur d’une grande partie des gens de Lettres ; par-là le fonds des Connoiſſances réelles n’a pas été fort augmenté à proportion des Ecoles, des Diſputes & des Livres dont le Monde a été rempli, pendant que les gens d’étude perdus dans un vaſte labyrinthe de Mots n’ont ſû où ils en étoient, juſqu’où leurs Découvertes étoient avancées, & ce qui manquoit à leur propre fonds, ou au Fonds général des Connoiſſances humaines. Si les hommes avoient agi dans leurs Découvertes du Monde Materiel comme ils en ont uſé à l’égard de celles qui regar-