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De l’Etenduë de la Connoiſſance humaine. Liv. IV.

que celles des Figures qu’on conſidére ordinairement dans les Mathematiques. D’où il naît ces deux inconvéniens, le prémier que le nom des idées morales ont une ſignification plus incertaine, parce qu’on ne convient pas ſi aiſément de la collection d’Idées ſimples qu’ils ſignifient préciſement ; & par conſéquent le ſigne qu’on met toûjours à leur place lorſqu’on s’entretient avec d’autres perſonnes, & ſouvent en méditant en ſoi-même, n’emporte pas conſtamment avec lui la même idée ; ce qui cauſe le même déſordre & la même mépriſe qui arriveroit, ſi un homme voulant démonter quelque choſe d’un Heptagone omettoit dans la figure qu’il ſeroit pour cela un des angles, on donnoit ſans y penſer, à la Figure un angle de plus que ce nom-là n’en déſigne ordinairement, ou qu’il ne vouloit lui donner la premiére fois qu’il penſa à la Démonſtration. Cela arrive ſouvent, & à peine peut-on l’éviter dans chaque idée complexe de Morale, où en retenant le même nom, on omet ou l’on infere, dans un temps plûtôt que dans l’autre, un Angle, c’eſt-à-dire une idée ſimple dans une Idée complexe qu’on appelle toûjours du même nom. Un autre inconvenient qui naît de la complication des Idées morales, c’eſt que l’Eſprit ne ſauroit retenir aiſément ces combinaiſons préciſes d’une maniére auſſi exacte & auſſi parfaite qu’il eſt néceſſaire d’examiner les rapports, les convenances, ou les diſconvenances de pluſieurs autres Idées complexes dont on ſe ſert pour montrer la convenance de deux Idées éloignées.

Le grand ſecours que les Mathématiques ont trouvé contre cet inconvénient dans les Figures qui étant une fois tracées reſtent toûjours les mêmes, eſt fort viſible ; & en effet ſans cela, la Memoire auroit ſouvent bien de la peine à retenir ces Figures ſi exactement, tandis que l’Eſprit en parcours les parties pié-à-pié, pour en examiner les différens rapports. Et quoi qu’en aſſemblant une grande ſomme dans l’Addition, dans la Multiplication, ou dans la Diviſion, où chaque partie n’eſt qu’une progreſſion de l’Eſprit qui enviſage ſes propres idées, & qui conſidére leur convenance ou leur diſconvenance, la reſolution de la Queſtion ne ſoit autre choſe que le reſultat du Tout compoſé de nombres particuliers dont l’Eſprit a une claire perception ; cependant ſi l’on ne déſigne les différentes parties par des marques dont la ſignification préciſe ſoit connuë, & qui reſtent & demeurent en vûë lorſque la Memoire les a laiſſé échapper, il ſeroit preſque impoſſible de retenir dans l’Eſprit un ſi grand nombre d’idées différentes, ſans brouiller ou laiſſer échapper quelques articles du Compte, & par-là rendre inutiles tous les raiſonnemens que nous ferions ſur cela. Dans ce cas-là, ce n’eſt point du tout par le ſecours des Chiffres que l’Eſprit apperçoit la convenance de deux ou de pluſieurs nombres, leur égalité ou leur propoſition, mais uniquement par l’intuition des idées qu’il a des nombres mêmes. Les caractéres numeriques ſervent ſeulement à la Memoire pour enregîtrer & conſerver les différentes idées ſur leſquelles roule la Démonſtration ; & par leur moyen un homme peut connoître juſqu’où eſt parvenuë ſa Connoiſſance intuitive dans l’examen de pluſieurs de ces nombres particu-