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De l’Etenduë de la Connoiſſance humaine. Liv. IV.

voirs, & de telles règles de conduite, que nous pourrions par leur moyen élever la Morale au rang des Sciences capables de Démonſtration. Et à ce propos je ne ferai pas difficulté de dire, que je ne doute nullement qu’on ne puiſſe déduire, de Propoſitions évidentes par elles-mêmes, les véritables meſures du Juſte & de l’Injuſte par des conſéquences néceſſaires, & auſſi inconteſtables que celles qu’on employe dans les Mathematiques, ſi l’on veut s’appliquer à ces diſcuſſions de Morale avec la même indifférence & avec autant d’attention qu’on s’attache à ſuivre des raiſonnemens Mathematiques. On peut appercevoir certainement les rapports des autres Modes auſſi bien que ceux du Nombre & de l’Etenduë ; & je ne ſaurois voir pourquoi ils ne ſeroient pas auſſi capables de démonſtration, ſi on ſongeoit à ſe faire de bonnes méthodes pour examiner pié-à-pié leur convenance ou leur diſconvenance. Par exemple, cette Propoſition, Il ne ſauroit y avoir de l’injuſtice où il n’y a point de propriété, eſt auſſi certaine qu’aucune Démonſtration qui ſoit dans Euclide, car l’idée de propriété étant un droit à une certaine choſe ; & l’idée qu’on déſigne par le nom d’injuſtice étant l’invaſion ou la violation d’un Droit, il eſt évident que ces idées étant ainſi déterminées, & ces noms leur étant attachez, je puis connoître auſſi certainement que cette Propoſition eſt véritable que je connois qu’un Triangle a trois angles égaux à deux Droits. Autre Propoſition d’une égale certitude, Nul Gouvernement n’accorde une abſoluë liberté eſt à chacun une puiſſance de faire tout ce qu’il plaît, je puis être auſſi certain de la vérité de cette Propoſition que d’aucune qu’on trouve dans les Mathematiques.

§. 19.Deux choſes pourquoi on a cru les Idées morales incapables de Démonſtration.
I. Parce qu’elles ne peuvent être repréſentées par des marques ſenſibles ; &
2. parce qu’elles ſont fort complexes.
Ce qui a donné à cet égard, l’avantage aux idées de Quantité, & les a fait croire plus capables de certitude & de démonſtration, c’eſt,

Prémiérement, qu’on peut les repréſenter par des marques ſenſibles qui ont une plus grande & plus étroite correſpondance avec elles, que quelques mots ou ſons qu’on puiſſe imaginer. Des figures tracées ſur le Papier ſont autant de copies des idées qu’on a dans l’Eſprit, & qui ne ſont pas ſujettes à l’incertitude que les Mots ont dans leur ſignification. Un Angle, un Cercle, ou un Quarré qu’on trace avec des lignes, paroît à la vûë, ſans qu’on puiſſe s’y méprendre, il demeure invariable, & peut être conſideré à loiſir ; on peut revoir la démonſtration qu’on a faite ſur ſon ſujet, & en conſiderer plus d’une fois toutes les parties ſans qu’il y ait aucun danger que les idées changent le moins du monde. On ne peut pas faire la même choſe à l’égard des Idées morales ; car nous n’avons point de marques ſenſibles qui les repréſentent, & par où nous puiſſions les expoſer aux yeux. Nous n’avons que des mots pour les exprimer ; mais quoi que ces mots reſtent les mêmes quand ils ſont écrits, cependant les idées qu’ils ſignifient, peuvent varier dans le même homme ; & il eſt fort rare qu’elles ne ſoient pas différentes en différentes perſonnes.

En ſecond lieu, une autre choſe qui cauſe une plus grande difficulté dans la Morale, c’eſt que les Idées ſont communément plus complexes