Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/481

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
438
Des Dégrez de notre Connoiſſance. Liv. IV.

dégré d’évidence qui nous éleve au deſſus du doute. Car je demande à qui que ce ſoit, s’il n’eſt pas invinciblement convaincu en lui-même qu’il a une différente perception, lorſque de jour il vient à regarder le Soleil, & que de nuit il penſe à cet Aſtre ; lorſqu’il goûte actuellement à l’abſinthe & qu’il ſent une Roſe, ou qu’il penſe ſeulement à ce goût à cette odeur ? Nous ſentons auſſi clairement la différence qu’il y a entre une idée qui eſt renouvellée dans notre Eſprit par le ſecours de la Mémoire, ou qui nous vient actuellement dans l’Eſprit par le moyen des Sens, que nous voyons la différence qui eſt entre deux idées abſolument diſtinctes. Mais ſi quelqu’un me replique qu’un ſonge peut faire le même effet, & que toutes ces Idées peuvent être produites en nous ſans l’intervention d’aucun objet extérieur ; qu’il ſonge, s’il lui plait, que je lui répons ces deux choſes : Premierement qu’il n’importe pas beaucoup que je leve ou non ce ſcrupule, car ſi tout n’eſt que ſonge, le raiſonnement & tous les argumens qu’on pourroit faire ſont inutiles, la Vérité & la Connoiſſance n’étant rien du tout : & en ſecond lieu, Qu’il reconnoîtra, à mon avis, une différence tout à fait ſenſible entre ſonger d’être dans un feu, & y être actuellement. Que ſ’il perſiſte à vouloir paroître Sceptique juſqu’à ſoûtenir que ce que j’appelle être actuellement dans le feu n’eſt qu’un ſonge, & que par-là nous ne ſaurions connoître certainement qu’une telle choſe telle que le Feu, exiſte actuellement hors de nous ; je répons que comme nous trouvons certainement que le Plaiſir ou la Douleur vient en ſuite de l’application de certains Objets ſur nous, deſquels Objets nous appercevons l’exiſtence actuellement ou en ſonge, par le moyen de nos Sens, cette certitude eſt auſſi grande que notre bonheur ou notre miſére, deux choſes au delà deſquelles nous n’avons aucun intérêt par rapport à notre Connoiſſance ou à notre exiſtence. C’eſt pourquoi je croi que nous pouvons encore ajoûter aux deux précedentes eſpèces de Connoiſſance, celle qui regarde l’exiſtence des objets particuliers qui exiſtent hors de nous, en vertu de cette perception & de ce ſentiment intérieur que nous avons de l’introduction actuelle des Idées qui nous viennent de la part de ces Objets ; & qu’ainſi nous pouvons admettre ces trois ſortes de connoiſſance, ſavoir l’intuitive, la démonſtrative, & la ſenſitive, entre leſquelles on diſtingue differens dégrez & différentes voyes d’évidence & de certitude.

§. 15.La Connoiſſance n’eſt pas toûjours claire, quoi que les Idées le ſoient. Mais puiſque notre Connoiſſance n’eſt fondée & ne roule que ſur nos Idées, ne s’enſuivra-t-il pas de là qu’elle eſt conforme à nos Idées, & que par tout où nos Idées ſont claires & diſtinctes, ou obſcures & confuſes, il en ſera de même à l’égard de notre Connoiſſance ? Nullement ; car notre Connoiſſance n’étant autre choſe que la perception de la convenance ou de la diſconvenance qui eſt entre deux idées, ſa clarté ou ſon obſcurité conſiſte dans la clarté ou l’obſcurité de cette Perception, & non pas dans la clarté ou dans l’obſcurité des Idées mêmes : par exemple, un homme qui a des idées auſſi claires des Angles d’un Triangle & de l’égalité à deux Droits, qu’aucun Mathématicien qu’il y ait dans le monde, peut pourtant avoir une perception fort obſcure de leur convenance, & en avoir par conſéquent une connoiſſance fort obſcure. Mais des idées qui ſont con-