Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/48

Cette page a été validée par deux contributeurs.
5
AVANT-PROPOS

viter les Bas-fonds qui pourroient le faire échouer. Notre affaire dans ce Monde n’eſt pas de connoître toutes choſes, mais celles qui regardent la conduite de notre vie. Si donc nous pouvons trouver les Règles par leſquelles une Créature Raiſonnable, telle que l’Homme conſideré dans l’état où il ſe trouve dans ce Monde, peut & doit conduire ſes ſentiments, & les actions qui en dépendent, ſi, dis-je, nous pouvons en venir là, nous ne devons pas nous inquiéter de ce qu’il y a pluſieurs autres choſes qui échappent à notre connoiſſance.

§. 7.Quelle a été l’occaſion de cet Ouvrage. Ces conſiderations-là me firent venir la prémiére penſée de travailler à cet Eſſai, lequel je donne préſentement au Public. Car je me mis dans l’Eſprit, que le prémier moyen qu’il y auroit de ſatisfaire l’Eſprit de l’Homme ſur pluſieurs Recherches dans lesquelles il eſt fort porté à s’engager, ce ſeroit de prendre, pour ainſi dire, un état des Facultez de notre propre Entendement, d’examiner l’étenduë de ſes forces, & de voir quelles ſont les choſes qui ſont proportionnées à ſa capacité. Juſqu’à ce que cela fût fait, je m’imaginai que nous prendrions la choſe tout-à-fait à contre-ſens ; & que nous chercherions en vain cette douce ſatisfaction que nous pourroit donner la poſſeſſion tranquille & aſſurée des véritez qui nous ſont les plus néceſſaires, pendant tout le temps que nous nous fatiguerions à courir après la recherche de toutes les choſes du Monde ſans diſtinction, comme ſi toutes ces choſes, dont le nombre eſt infini, étoient l’objet naturel de l’Entendement humain, de ſorte que l’Homme pût en acquerir une connoiſſance certaine, & qu’il n’y eût abſolument rien qui excedât ſa portée, & dont il ne fût très-capable de juger.

Lors que les hommes infatuez de cette penſée, viennent à pouſſer leurs recherches plus loin que leur capacité ne leur permet de faire, s’abandonnant ſur ce vaſte Océan, où ils ne trouvent ni fond ni rive, il ne faut pas s’étonner qu’ils faſſent des Queſtions & multiplient des difficultez, qui ne pouvant jamais être décidées d’une maniére claire & diſtincte, ne ſervent qu’à perpetuer & à augmenter leurs doutes, & à les engager enfin dans un parfait Pyrrhoniſme. Mais, ſi au lieu de ſuivre cette dangereuſe méthode, les hommes commençoient par examiner avec ſoin quelle eſt la capacité de leur Entendement, s’ils venoient à découvrir juſques où peuvent aller leurs connoiſſances, & à trouver les bornes qui ſéparent la partie lumineuſe des différens Objets de leurs connoiſſances, d’avec la partie obſcure & entierement impénétrable, ce qu’ils peuvent concevoir d’avec ce qui paſſe leur intelligence, peut-être qu’ils auroient beaucoup moins de peine à reconnoître leur ignorance ſur ce qu’ils ne peuvent point comprendre, & qu’ils employeroient leurs penſées & leurs raiſonnemens avec plus de fruit & de ſatisfaction, à des choſes qui ſont proportionnées à leur capacité.

§. 8.Ce que ſignifie le mot d’Idée. Voilà ce que j’ai jugé néceſſaire de dire touchant l’occaſion qui m’a fait entreprendre cet Ouvrage. Mais avant que d’entrer en matiére, je prierai mon Lecteur d’excuſer le fréquent uſage que j’ai fait du mot d’Idée dans le Traité ſuivant[1]. Comme ce terme eſt, ce me ſemble, le plus -

  1. Cette excuſe n’eſt nullement néceſſaire, pour un Lecteur François, accoûtumé à la lecture des Ouvrages Philoſophiques qui ont paru depuis long-temps en François, où le mot d’Idée eſt employé à tout moment. Il ſe trouve même fort communément dans toute ſorte de Livres, écrits en cette Langue.