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Des Dégrez de notre Connoiſſance. Liv. IV.

la perception d’une telle convenance ou disconvenance, il ne ſauroit y avoir aucune connoiſſance. Si elle eſt apperçuë par elle-même, il faut quelque autre idée qui intervienne pour ſervir, en qualité de meſure commune, à montrer leur convenance ou leur disconvenance. D’où il paroît évidemment, que dans le raiſonnement chaque dégré qui produit de la connoiſſance, a une certitude intuitive, que l’Eſprit n’a pas plûtôt apperçuë qu’il ne reſte autre choſe que de s’en reſſouvenir, pour faire que la convenance ou disconvenance des Idées, qui eſt le ſujet de notre recherche, ſoit viſible & certaine. De ſorte que pour faire une Démonſtration, il eſt néceſſaire d’appercevoir la convenance immédiate des idées moyennes, ſur lesquelles eſt fondée la convenance ou la disconvenance des deux idées qu’on examine, & dont l’une eſt toûjours la prémiére & l’autre la derniére qui entre en ligne de compte. L’on doit auſſi retenir exactement dans l’Eſprit cette perception intuitive de la convenance ou disconvenance des idées moyennes, dans chaque dégré de la Demonſtration ; & il faut être aſſûré qu’on n’en omet aucune partie. Mais parce que, lorsqu’il faut faire de longues déductions & employer une longue ſuite de preuves, la Mémoire ne conſerve pas toûjours ſi promptement & ſi exactement cette liaiſon d’idées, il arrive que cette connoiſſance à laquelle on parvient par voye de Démonſtration, eſt plus imparfaite que la Connoiſſance intuitive, & que les hommes prennent ſouvent des fauſſetez pour des Démonſtrations.

§. 8.De là vient le faux ſens qu’on donne à cet Axiome, que tout raiſonnement vient de choſes déja connuës & déja accordées. La neceſſité de cette connoiſſance de ſimple vûë à l’égard de chaque dégré d’un raiſonnement démonſtratif, a, je penſe, donné occaſion à cet Axiome, que tout raiſonnement vient de choſes déja connuës & déja accordées, ex pracognitis & præconceſſis, comme on parle dans les Ecoles. Mais j’aurai occaſion de montrer plus au long ce qu’il y a de faux dans cet Axiome, lorsque je traiterai des Propoſitions, & ſur-tout de celles qu’on appelle Maximes, qu’on prend mal à propos pour les fondemens de toutes nos Connoiſſances & de tous nos Raiſonnemens, comme je le ferai voir au même endroit.

§. 9.La connoiſſance démonſtrative n’eſt pas bornée à la Quantité. C’eſt une Opinion communément reçuë, qu’il n’y a que les Mathématiques qui ſoient capables d’une certitude démonſtrative. Mais comme je ne vois pas que ce ſoit un privilege attaché uniquement aux Idées de Nombre, d’Etenduë & de Figure, d’avoir une convenance ou disconvenance qui puiſſe être apperçuë intuitivement, c’eſt peut-être faute d’application de notre part, & non d’une aſſez grande évidence dans les choſes, qu’on a crû que la Démonſtration avoit ſi peu de part dans les autres parties de note Connoiſſance, & qu’à peine qui que ce ſoit a ſongé à y parvenir, excepté les Mathématiciens : car quelques idées que nous ayons, où l’Eſprit peut appercevoir la convenance ou la disconvenance immédiate qui eſt entre elles, l’Eſprit eſt capable d’une connoiſſance intuitive à leur égard ; & par-tout où il peut appercevoir la convenance ou la disconvenance que certaines idées ont avec d’autres idées moyennes, l’Eſprit eſt capable d’en ve-