Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/469

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
426
Remedes contre l’Imperfection & l’Abus des Mots.

les Anciens. On traduit ſans peine les mots toga, tunica & pallium par ceux de robe, de veſte & de manteau : mais par-là nous n’avons non plus de véritables idées de la maniére dont ces habits étoient faits parmi les Romains que du viſage des Tailleurs qui les faiſoient. Les figures qu’on traceroit de ces ſortes de choſes que l’Oeuil diſtingue par leur forme extérieure, les feroient bien mieux entrer dans l’Eſprit, & par-là détermineroient bien mieux la ſignification des noms qu’on leur donne, que tous les mots qu’on met à la place, ou dont on ſe ſert pour les définir. Mais cela ſoit dit en paſſant.

§. 26.V. Remede, employer conſtamment le même terme dans le même ſens. En cinquiéme lieu, ſi les hommes ne veulent pas prendre la peine d’expliquer les ſens des mots dont ils ſe ſervent, & qu’on ne puiſſe les obliger à définir leurs termes, le moins qu’on puiſſe attendre c’eſt que dans tous les Diſcours où un homme en prétend inſtruire ou convaincre un autre, il employe conſtamment le même terme dans le même ſens. Si l’on en uſoit ainſi, (ce que perſonne ne peut refuſer de faire, s’il a quelque ſincerité) combien de Livres qu’on auroit pû s’épargner la peine de faire ? combien de controverſes qui malgré tout le bruit qu’elles font dans le Monde, s’en iroient en fumée ? Combien de gros Volumes, plein de mots ambigus, qu’on employe tantôt dans un ſens & bientôt dans un autre, ſeroient réduits à un fort petit eſpace ? Combien de Livres de Philoſophes (pour ne parler que de ceux-là) qui pourroient être renfermez dans une coque de noix auſſi bien que les Ouvrages des Poëtes ?

§. 27.Quand on change la ſignification d’un mot, il faut avertir en quel ſens on le prend. Mais après tout, il y a une ſi petite proviſion de mots en comparaiſon de cette diverſité infinie de penſées qui viennent dans l’Eſprit, que les hommes manquant de termes pour exprimer au juſte leurs véritables notions, ſeront ſouvent obligez, quelque précaution qu’ils prennent, de ſe ſervir du même mot dans des ſens un peu différens. Et quoi que dans la ſuite d’un Diſcours ou d’un Raiſonnement, il ſoit bien malaiſé de trouver l’occaſion de donner la définition particuliére d’un mot auſſi ſouvent qu’on en change la ſignification, cependant le but général du Diſcours, ſi l’on ne s’y propoſe de ſophiſtique, ſuffira pour l’ordinaire à conduire un Lecteur intelligent & ſincére dans le vrai ſens de ce Mot. Mais lors que cela n’eſt pas capable de guider le Lecteur, l’Ecrivain eſt obligé d’expliquer ſa penſée, & de faire voir en quel ſens il employe ce terme dans cet endroit-là.


Fin du troiſiéme Livre.