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& l’Abus des Mots. Liv. III.

§. 23.Reflexion ſur la maniére dont les purs Eſprits connoiſſent les choſes corporelles. Nous pouvons voir par-là combien le fondement de toute la connoiſſance que nous avons des Choſes corporelles, dépend de nos Sens. Car pour les Eſprits ſéparez des Corps qui en ont une connoiſſance, & des idées certainement beaucoup plus parfaites que les nôtres, nous n’avons abſolument aucune idée ou notion de la maniére ([1]) dont ces choſes leur ſont connuës. Nos connoiſſances ou imaginations ne s’étendent point au delà de nos propres idées, qui ſont elles-mêmes bornées à notre maniére d’appercevoir les choſes. Et quoi qu’on ne puiſſe point douter que les Eſprits d’un rang plus ſublime que ceux qui ſont comme plongez dans la Chair, ne puiſſent avoir d’auſſi claires idées de la conſtitution d’un Triangle, & reconnoître par ce moyen comment toutes leurs proprietez & operations en découlent, il eſt toûjours certain que la maniére dont ils parviennent à cette connoiſſance, eſt au deſſus de notre conception.

§. 24.Les idées des Subſtances doivent être conformes aux Choſes. Mais bien que les Définitions ſervent à expliquer les noms des Subſtances entant qu’ils ſignifient nos idées, elles les laiſſent pourtant dans une grande imperfection entant qu’ils ſignifient des Choſes. Car les noms des Subſtances n’étant pas ſimplement employez pour déſigner nos Idées, mais étant auſſi deſtinez à repréſenter les choſes mêmes, & par conſéquent à en tenir la place, leur ſignification doit s’accorder avec la vérité des choſes, auſſi bien qu’avec les idées des hommes. C’eſt pourquoi dans les Subſtances il ne faut pas toûjours s’arrêter à l’idée complexe qu’on s’en forme d’ordinaire, & qu’on regarde communément comment la ſignification du nom qui leur a été donné ; mais nous devons aller un peu plus en avant, rechercher la nature & les propriétez des Choſes mêmes, & par cette recherche perfectionner, autant que nous pouvons, les idées que nous avons de leurs Eſpèces diſtinctes, ou bien apprendre quelles ſont ces propriétez de ceux qui connoiſſent mieux cette Eſpèce de choſes par uſage & par expérience. Car puiſqu’on prétend que les noms des Subſtances doivent ſignifier des collections d’idées ſimples qui exiſtent réellement dans les choſes mêmes, auſſi bien que l’idée complexe qui eſt dans l’Eſprit des autres hommes & que ces noms ſignifient dans leur uſage ordinaire, il faut, pour pouvoir bien définir ces noms des Subſtances, étudier l’Hiſtoire naturelle, & examiner les Subſtances mêmes avec ſoin, pour en découvrir les propriétez. Car pour éviter tout inconvénient dans nos diſcours & dans nos raiſonnemens ſur les Corps naturels & ſur les choſes ſubſtantielles, il ne ſuffit pas d’avoir appris qu’elle eſt l’idée ordinaire, mais confuſe, ou très-imparfaite à laquelle chaque mot eſt appliqué ſelon la propriété du Langage, & toutes les fois que nous employons ces mots, de les attacher conſtamment à ces ſortes d’idées : il faut, outre cela, que nous acquerions une connoiſſan-

  1. L’homme, dit Montagne, ne peut eſtre que ce qu’il eſt, ni imaginer que ſelon ſa portée. C’eſt plus grande preſomption, dit Plutarque, à ceux qui ne ſont qu’hommes, d’entreprendre de parler & diſcourir des Dieux, que ce n’eſt à un homme ignorant de muſiques, vouloir juger de ceux chantent : ou à un homme qui ne fut jamais au camp, vouloir diſputer des armes & de la guerre, en preſumant comprendre par quelque legere conjecture, les effets d’un art qui eſt hors de ſa cognoiſſance. Essais, Liv. II, Ch. 12. Tom. II pag 405. Ed. de la Haye 1727.