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AVANT-PROPOS.

je puis découvrir, quelles ſont ſes principales Propriétez, quelle eſt l’étenduë de ces Proprietez, ce qui eſt de leur compétence, juſques à quel dégré elles peuvent nous aider à trouver la Vérité ; & où c’eſt que leur ſecours vient à nous manquer, je m’imagine, quoi que notre Eſprit ſoit naturellement actif & plein de feu, cet examen pourra ſervir à régler cette activité immoderée, en nous obligeant à prendre garde avec plus de circonſpection que nous n’avons accoûtumé de faire, à ne pas nous occuper à des choſes qui paſſent notre compréhenſion ; à nous arrêter, lors que nous avons porté nos recherches juſqu’au plus haut point où nous ſoyons capables de les porter ; & à vouloir bien ignorer ce que nous voyons être au deſſus de notre conception, après l’avoir bien examiné. Si nous en uſions de la ſorte, nous ne ſerions peut-être pas ſi empreſſez, par un vain deſir de connoître toutes choſes, à exciter inceſſamment de nouvelles Queſtions, à nous embarraſſer nous-mêmes, & à engager les autres dans des Diſputes ſur des ſujets qui ſont tout-à-fait diſproportionnez à notre Entendement, & dont nous ne ſaurions nous former des idées claires & diſtinctes, ou même (ce qui n’eſt peut-être arrivé que trop ſouvent) dont nous n’avons abſolument aucune idée. Si donc nous pouvons découvrir juſqu’où notre Entendement peut porter ſa vûë, juſqu’où il peut ſe ſervir de ſes Facultez pour connoître les choſes avec certitude ; & en quels cas il ne peut juger que par de ſimples conjectures, nous apprendrons à nous contenter des connoiſſances auxquelles notre Eſprit eſt capable de parvenir, dans l’état où nous nous trouvons dans ce Monde.

§. 5.L’étenduë de nos connoiſſances eſt proportionnée à notre état dans ce Monde, & à nos beſoins. Quoi qu’il y aît une infinité de choſes que notre Eſprit ne ſauroit comprendre, la portion & les dégrez de connoiſſance que Dieu nous a accordez avec beaucoup plus de profuſion qu’aux autres Habitans de ce bas Monde, cette portion de connoiſſance qu’il nous a départie ſi liberalement, nous fournit pourtant un aſſez ample ſujet d’exalter la Bonté de cet Etre Suprême, de qui nous tenons notre propre E exiſtence. Quelque bornées que ſoient les connoiſſances des Hommes, ils ont raiſon d’être entiérement ſatisfaits des graces que Dieu a jugé à propos de leur faire, puis qu’il leur a donné, comme dit St. Pierre[1], toutes les choſes qui regardent la vie & la piété, les ayant mis en état de découvrir par eux-mêmes ce qui leur eſt néceſſaire pour les beſoins de cette vie, & leur ayant montré le chemin qui peut les conduire à une autre vie beaucoup plus heureuſe que celle dont ils jouïſſent dans ce Monde. Tout éloignez qu’ils ſont d’avoir une connoiſſance univerſelle & parfaite de tout ce qui exiſte ; la lumiére qu’ils ont, leur ſuffit pour démêler ce qu’il leur importe abſolument de ſavoir : puiſqu’à la faveur de cette Lumiére ils peuvent parvenir à la connoiſſance de Celui qui les a faits, & des Devoirs ſur leſquels ils ſont obligez de régler leur vie. Les Hommes trouveront toûjours le moyen d’exercer leur Eſprit, & d’occuper leurs Mains à des choſes également agréables par leur diverſité, & par le plaiſir qui les accompagne, pourvû qu’ils ne s’amuſent point à former des plaintes contre leur propre

  1. Πάντα πρὸς ζωὴν καὶ εὐσέβειαν. II. Ep. ch. I. 3.