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De l’Abus des Mots. Liv. III.

inutile de dire quels ſont ces tours d’éloquence, & de combien d’eſpèces différentes il y en a ; les Livres de Rhetorique dont le Monde eſt abondamment pourvû, en informeront ceux qui l’ignorent. Une ſeule choſe que je ne puis m’empêcher de remarquer, c’eſt combien les hommes prennent peu d’intérêt à la conſervation & à l’avancement de la Vérité, puiſque c’eſt à ces Arts fallacieux qu’on donne le prémier rang & les recompenſes. Il eſt, dis-je, bien viſible que les hommes aiment beaucoup à tromper & à être trompez, puiſque la Rhetorique, ce puiſſant inſtrument d’erreurs & de fourberie, à ſes Profeſſeurs gagez, qu’elle eſt enſeignée publiquement, & qu’elle a toûjours été en grande réputation dans le monde. Cela eſt ſi vrai, que je ne doute pas que ce que je viens de dire[1] contre cet Art, ne ſoit regardé comme l’effet d’une extrême audace, pour ne pas dire d’une brutalité ſans exemple. Car l’Eloquence, ſemblable au beau Sexe, a des charmes trop puiſſans pour qu’on puiſſe être admis à parler contre elle ; & c’eſt en vain qu’on découvriroit les défauts de certains Arts décevans par leſquels les hommes prennent plaiſir à être trompez.



CHAPITRE XI.

Des Remedes qu’on peut apporter aux imperfections, & aux abus dont on vient de parler.


§. 1. C’eſt une choſe digne de nos ſoins de chercher les moyens de remedier aux abus dont on vient de parler.
NOus venons de voir au long quelles ſont les imperfections naturelles du Langage, & celles que les hommes y ont introduites : & comme le Diſcours eſt le grand lien de la Société humaine, & le canal commun par où les progrès qu’un homme fait dans la Connoiſſance ſont communiquez à d’autres hommes, & d’une Génération à l’autre, c’eſt une choſe bien digne de nos ſoins de conſiderer quels remedes on pourroit apporter aux inconvéniens qui ont été propoſez dans les deux Chapitres précedens.

§. 2. Je ne ſuis pas aſſez vain pour m’imaginer que qui que ce ſoit puiſſe ſonger à tenter de reformer parfaitement, je ne dis pas toutes les Langues du Monde, mais même celle de ſon propre Païs, ſans ſe rendre lui-même

  1. Je croi que qui diſtingueroit exactement les artifices de la Déclamation d’avec les règles ſolides d’une véritable Eloquence ſeroit convaincu que l’Eloquence eſt en effet un Art très-ſérieux & très-utile, propre à conſtruire, à réprimer les paſſions, à corriger les mœurs, à ſoûtenir les Loix, à diriger les déliberations publiques, à rendre les hommes bons & heureux, comme l’aſſure & le prouve l’illuſtre Auteur du Telemaque dans ſes Reflexions ſur la Rhetorique. p.19. d’où j’ai tranſcrit cet éloge de l’Eloquence. Si l’on lit tout ce que ce grand homme ajoûte pour caractériſer le véritable Orateur, & le diſtinguer du Déclameur fleuri qui ne cherche que des phraſes brillantes, des trous ingenieux, qui ignorant le fond des choſes fait parler avec grace ſans ſavoir ce qu’il faut dire, qui énerve les plus grandes veritez par des ornemens vains & exceſſifs, on reconnoîtra que la véritable Eloquence a une beauté réelle, & que ceux qui la connoiſſent telle qu’elle eſt, en peuvent faire un très bon uſage. Et j’oſe aſſûrer que s’il ne paraiſſoit aucune trace de la véritable Eloquence dans cet Ouvrage de M. Locke, peu de gens voudroient ou pourroient ſe donner la peine de le lire.