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De l’Abus des Mots. Liv. III.

2. Je puis avoir des idées, & ne ſavoir pas les noms qui leur appartiennent ; je puis avoir, par exemple, l’idée d’un homme qui boit juſqu’à ce qu’il change de couleur & d’humeur, qu’il commence à begayer, à avoir les yeux rouges & à ne pouvoir ſe ſoûtenir ſur ſes piés, & cependant ne ſavoir pas que cela s’appelle yvreſſe. 3. Je puis avoir des idées des vertus ou des vices & en connoître les noms, mais les mal appliquer, comme lorſque j’applique le mot de frugalité à l’idée que d’autres appellent avarice, & qu’ils déſignent par ce ſon. 4. Je puis enfin employer ces noms-là d’une maniére inconſtante, tantôt pour être ſignes d’une idée & tantôt d’une autre. 5. Mais du reſte dans les Modes & dans les Relations je ne ſaurois avoir des idées incompatibles avec l’exiſtence des choſes ; car comme les Modes ſont des Idées complexes que l’Eſprit forme à plaiſir, & que la Relation n’eſt autre choſe que la maniére dont je conſidére ou compare deux choſes enſemble, & que c’eſt auſſi une idée de mon invention, à peine peut-il arriver que de telles idées ſoient incompatibles avec aucune choſe exiſtante, puiſqu’elles ne ſont pas dans l’Eſprit comme des copies de choſes faites réguliérement par la Nature, ni comme des propriétez qui découlent inſeparablement de la conſtitution intérieure ou de l’eſſence d’aucune Subſtance, mais plûtôt comme des modèles placez dans ma Mémoire avec des noms que je leur aſſigne pour m’en ſervir à dénoter les actions & les relations, à meſure qu’elles viennent à exiſter. La mépriſe que je fais communément en cette occaſion, c’eſt de donner un faux nom à mes conceptions ; d’où il arrive qu’employant les Mots dans un ſens différent de celui que les autres hommes leur donnent, je me rends inintelligible, & l’on croit que j’ai de fauſſes idées des Modes mixtes et des Relations je mets enſemble des idées incompatibles, je me remplirai auſſi la tête de chiméres ; puiſqu’à bien examiner de telles idées, il eſt tout viſible qu’elles ne ſauroient exiſter dans l’Eſprit, tant s’en faut qu’elles puiſſent ſervir à dénoter quelque Etre réel.

§. 34.VII. Les termes figurez doivent être comptez pour un abus de Langage. Comme ce qu’on appelle eſprit & imagination eſt mieux reçu dans le Monde que la Connoiſſance réelle & la Vérité toute ſéche, on aura de la peine à regarder les termes figurez & les alluſions comme une imperfection & un véritable abus du Langage. J’avoûë que dans des Diſcours où nous cherchons plûtôt à plaire & à divertir, qu’à inſtruire & à perfectionner le Jugement, on ne peut guere faire passer pour fautes ces ſortes d’ornemens qu’on emprunte des figures. Mais ſi nous voulons repréſenter les choſes comme elles ſont, il faut reconnoître qu’excepté l’ordre & la netteté, tout l’Art de la Rhetorique, toutes ces applications artificielles & figurées qu’on fait des mots, ſuivant les règles que l’Eloquence a inventées, ne ſervent à autre choſe qu’à inſinuer de fauſſes idées dans l’Eſprit, qu’à émouvoir les Paſſions & à ſéduire par-là le Jugement ; de ſorte que ce ſont en effet de parfaites ſupercheries. Et par conſéquent l’Art Oratoire a beau faire recevoir ou même admirer tous ces différens traits, il eſt hors de doute qu’il faut les éviter abſolument dans tous les Diſcours qui ſont deſtinez à l’inſtruction, & l’on ne peut les regarder que comme de grands défauts ou dans le Langage ou dans la perſonne qui s’en ſert, par-tout où la Vérité eſt intéreſſée. Il ſeroit