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De l’Abus des Mots. Liv. III.

§. 29. En quatriéme lieu, celui qui applique les mots d’une Langue à des Idées différentes de celles qu’ils ſignifient dans l’uſage ordinaire du Païs, a beau avoir l’Entendement rempli de lumiére, il ne pourra guere éclairer les autres ſans définir ſes termes. Car encore que ce ſoient des ſons ordinairement connus, & aiſément entendus de ceux qui y ſont accoûtumez, cependant s’ils viennent à ſignifier d’autres idées que celles qu’ils ſignifient communément & qu’ils ont accoûtumé d’exciter dans l’Eſprit de ceux qui les entendent, ils ne ſauroient faire connoître les penſées de celui qui les employe dans un autre ſens.

§. 30. En cinquiéme lieu, celui qui venant à imaginer des Subſtances qui n’ont jamais exiſté & à ſe remplir la tête d’idées qui n’ont aucun rapport avec la nature réelle des Choſes, ne laiſſe pas de donner à ces Subſtances & à ces idées des noms fixes & déterminez, peut bien remplir ſes diſcours & peut-être la tête d’une autre perſonne de ſes imaginations chimériques, mais il ne ſauroit faire par ce moyen un ſeul pas dans la vraye & réelle connoiſſance des Choſes.

§. 31. Celui qui a des noms ſans idées, n’attache aucun ſens à ſes mots & ne prononce que de vains ſons. Celui qui a des idées complexes ſans noms pour les déſigner, ne ſauroit s’exprimer facilement & en peu de mots, mais eſt obligé de ſe ſervir de périphraſe. Celui qui employe les mots d’une maniére vague & inconſtante, ne ſera pas écouté, ou du moins ne ſera point entendu. Celui qui applique les Mots à des idées différentes de celles qu’ils marquent dans l’uſage ordinaire, ignore la propriété de ſa Langue & parle jargon : & celui qui a des idées de Subſtances, incompatibles avec l’exiſtence réelle des Choſes, eſt deſtitué par cela même des matériaux de la vraye connoiſſance, & n’a l’Eſprit que de chiméres.

§. 32.Comment à l’égard des Subſtances. Dans les notions que nous nous formons des Subſtances, nous pouvons commettre toutes les fautes dont je viens de parler. 1. Par exemple, celui qui ſe ſert du mot de Tarentule ſans avoir aucune image ou idée de ce qu’il ſignifie, prononce un bon mot ; mais juſque-là il n’entend rien du tout par ce ſon. 2. Celui qui dans un Païs nouvellement découvert, voit pluſieurs ſortes d’Animaux & de Vegetaux qu’il ne connoiſſoit pas auparavant, peut en avoir des idées auſſi véritables que d’un Cheval ou d’un Cerf, mais il ne ſauroit en parler que par des deſcriptions, juſqu’à ce qu’il apprenne les noms que les habitans du Païs leur donnent, ou qu’il leur en ait impoſé lui-même. 3. Celui qui employe le mot de Corps, tantôt pour déſigner la ſimple étenduë, & quelquefois pour exprimer l’étenduë & la ſolidité jointes enſemble, parlera d’une maniére trompeuſe & entierement ſophiſtique. 4. Celui qui donne le nom de Cheval à l’idée que l’Uſage ordinaire déſigne par le mot de Mule, parle improprement & ne veut point être entendu. 5. Celui qui ſe figure que le mot de Centaure ſignifie quelque Etre réel, ſe trompe lui-même, & prend des mots pour des choſes.

§. 33.Comment à l’égard des Modes & des Relations. Dans les Modes & dans les Relations nous ne ſommes ſujets en général qu’aux quatre prémiers de ces inconvéniens. Car 1. je puis me reſſouvenir des noms des Modes, comme de celui de gratitude ou de charité, & cependant n’avoir dans l’Eſprit aucune idée préciſe, attachée à ces noms-là.