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De l’Abus des Mots. Liv. III.

en ſecond lieu, lorſqu’ils appliquent les termes ordinaires & uſitez d’une Langue à des idées auxquelles l’uſage commun de cette Langue ne les applique point ; & enfin lorſqu’ils ne ſont pas conſtans dans cette application, faiſant ſignifier aux mots tantôt une idée, & bientôt après une autre.

§. 24.2. De le faire promptement. En ſecond lieu, les hommes manquent à faire connoître leurs penſées avec tout la promptitude & toute la facilité poſſible, lorſqu’ils ont dans l’Eſprit des idées complexes, ſans avoir des noms diſtincts pour les déſigner. C’eſt quelquefois la faute de la Langue même qui n’a point de terme qu’on puiſſe appliquer à une telle ſignification ; & quelquefois la faute de l’homme qui n’a pas encore appris le nom dont il pourroit ſe ſervir pour exprimer l’idée qu’il voudroit faire connoître à un autre.

§. 25.3. Comment les mots dont ſe ſervent les hommes manquent à remplir ces trois fins. Car prémiérement, quiconque retient les Mots d’une Langue ſans les appliquer à des idées diſtinctes qu’il ait dans l’Eſprit, ne fait autre choſe, toutes les fois qu’il les employe dans le Diſcours, que prononcer des ſons qui ne ſignifient rien. Et quelque ſavant qu’il paroiſſe par l’uſage de quelques mots extraordinaires ou ſcientifiques, il n’eſt pas plus avancé par-là dans la connoiſſance des Choſes que celui qui n’auroit dans ſon Cabinet que de ſimples titres de Livres, ſans ſavoir ce qu’ils contiennent, pourroit être chargé d’érudition. Car quoi que tous ces termes ſoient placez dans un Diſcours, ſelon les règles les plus exactes de la Grammaire, & cette cadence harmonieuſe des periodes les mieux tournées, ils ne renferment pourtant autre choſe que de ſimples ſons, & rien davantage.

§. 27. En ſecond lieu, quiconque a dans l’Eſprit des idées complexes ſans des noms particuliers pour les déſigner, eſt à peu près dans le cas où ſe trouveroit un Libraire qui auroit dans la Boutique quantité de Livres en feuilles & ſans titres, qu’il ne pourroit par conſequent faire connoître aux autres qu’en leur montrant des feuilles détachées, & les donnant l’une après l’autre. De même, cet homme eſt embarraſſé dans la Converſation, faute de mots pour communiquer aux autres ſes idées complexes qu’il ne peut leur faire connoître que par une énumeration des idées ſimples dont elles ſont compoſées ; de ſorte qu’il eſt ſouvent obligé d’employer vingt mots pour exprimer ce qu’une autre perſonne donne à entendre par un ſeul mot.

§. 28. En troiſiéme lieu, celui qui n’employe pas conſtamment le même ſigne pour ſignifier la même idée, mais ſe ſert des mêmes mots tantôt dans un ſens & tantôt dans un autre, doit paſſer dans les Ecoles & dans les Converſations ordinaires pour un homme auſſi ſincére que celui qui au Marché & à la Bourſe vend différentes choſes ſous le même nom.